Nous ne vivons pas une situation facile non plus, Marie et moi. Vingt-cinq ans qu'on est ensemble et on a commencé tôt, on peut dire. A quinze ans, elle faisait parfaitement la bête à deux dos et le deuxième c'était le mien. Bon, tout le monde sait ce que c'est l'usure. On s'aime, sans problème, le courant passe, je fais la vaisselle souvent et je ne rate pas son anniversaire. Je lui demande son avis pour les achats concernant le couple, et je tiens compte de son avis pour toutes les inflexions souhaitables dans notre avenir commun. Nous sommes liés, c'est un fait. Mais l'usure, que peut-on y faire ?
On a essayé tout ce qui humainement possible. D'autant que Marie est encore tout à fait consommable, d'après le voisin. Je plaisante, mais je n'ai pas besoin d'étaler sa photo et ses mensurations sur le Net pour savoir qu'elle est désirable, avec ses seins qui ont encore l'avantage d'être des jumeaux très doux et fermes, et sa bouche qui suit la moindre inflexion de ses pensées capricieuses et joueuses pour régulièrement m'amener à des idées dont je suis le premier étonné qu'elles ne soient pas éteintes par la répétition. Le désir est dans la tête, j'en suis le premier persuadé. Mais il faut malheureusement croire qu'il y a une partie qui se fait des films et l'autre qui ne regarde pas les images de la première. Bref, a quarante ans cette partie-là a décidé qu'il y avait bel et bien usure et a mis mon drapeau en berne sine die.
Par chance ou grâce aux maigres qualités cachées derrière mon visage pâle et un corps qui fut robuste mais se fatigue maintenant à traîner du gras, Marie continue à avoir quelques sentiments pour moi. N'en doutez pas, je ne demanderais qu'à lui témoigner que moi aussi, malgré le quotidien défait et la douce désespérance qui ligotent les cinquantenaires masculins, je l'aime comme le lichen aime son rocher, un ange son dieu, ou un imbécile la lumière qui tombe magnanimement sur lui depuis les étoiles, une nuit d'été. D'autant plus aujourd'hui, que mes dispositions amoureuses n'arrivent plus à s'afficher clairement.
J'ai tout tenté. Vitamines naturellement, oligo-éléments, ginseng acheté en plein quartier chinois. J'ai consulté l'urologue, le sexologue et même le conseiller conjugal. Lequel m'a refusé un rendez-vous sous prétexte que je venais seul. Est-ce ma faute si ma débandaison me concerne d'abord et que je n'ai pas envie de mêler ma femme à ça plus que le temps de nos difficiles débats nocturnes ?...
Quoiqu'il en soit, la médication assure un soutien qui demeure fondamentalement inopérant pour moi.
La phase suivante, spirituelle, n'a pas duré longtemps. Il y a quelque chose de très cool, très avancé sur la route vers les grands anciens, les galactiques ou les abysses profonds qui règnent entre mes tempes grisonnantes. Mais le voyage est long. Pas pour moi. Sans compter, une légère contradiction un peu irritante. L'acupuncture tantrique, le boudishme zéro calorie, l'hypnose reichienne ou le butinage des chakras ont une vocation relaxante parfaitement admirable mais, sans réfléchir, j'ai plutôt envie d'être tendu.
Des semaines ont passé. D'énervements en évitements, Marie et moi avons choisi la voie pratique. Elle veut jouir, c'est un droit quasiment inscrit dans la Constitution et moi je le veux aussi, mais je m'arrête aux intentions. Donc, en attendant que je sorte du triangle des Bermudes, j'ai décidé de faire tout de même plaisir à ma femme et, qui sait, réussir à la garder. On ne sait jamais les tourments qui peuvent agiter un esprit féminin qui vient de sauter par dessus les quarante ans d'existence.
Nous en sommes venus à des conclusions similaires, mais sans doute mon tempérament mâle m'a fait sauter à une solution concrète qu'elle n'aurait peut-être pas envisagé, même si elle est en accord avec sa sensibilité.
Ma femme, cet être altruiste dont un regard peut faire larmoyer un papillon, ma femme aime les chiens. Elle les comprend et ils la comprennent, qu'ils soient immense et musculeux au bout de leur collier étrangleur, au pelote de laine sur pattes.
On a retenu notre pitt. Après tout c'est un animal que nous connaissons depuis plusieurs années. Et on sait cette espèce un peu sauvage sans être bête ou incontrôlable. Mue par son désir elle n'ira pas chipoter pour se garnir la panse.
Après quelques hésitations et un peu de dressage supplémentaire Totor a bien compris pourquoi il conservait la laisse autour de son cou après l'avoir amené faire ses naturels besoin sur la pelouse déprimée au pied de l'immeuble.
Il faut reconnaître que nous avons hésité, une fois que j'ai eu trouvé la solution. Évidemment l'incontournable technologie proposait des substituts au mari empêché que je suis. Le côté bureautique de celle-ci rebutait Marie et je n'étais pas non plus très chaud pour ces objets. Exit cette solution. Cette revendication du naturel m'a remis sur la sellette et il ne nous a échappé ni à l'un ni à l'autre que je disposais encore de deux mains et d'une langue en parfait état de fonctionnement. En toute franchise, et Marie l'a bien compris avec quelques arguments venus tout droit de ma sensibilité, j'aurais beaucoup de mal à lui donner du plaisir en regardant, de mon côté, passer les trains. La frustration est au moins autant de mon côté dans cette affaire.
Revenus sur la solution Totor, j'ai fait valoir que le chien possède une langue de belle dimension, légèrement râpeuse, me semble-t-il, qui paraît tout à fait adaptée à la tache que nous souhaitions lui fixer.
Cet animal a un faible pour la confiture. Il n'a pas hésité une seconde à se mettre à l'ouvrage. Tout est question d'habitude. Marie hésitait, renâclait à se laisser aller, mais la répétition, sinon l'enthousiasme de Totor ont vaincu l'obstacle. Un zeste d'habileté dans le déversement de la confiture a rendu la chose efficace.
Naturellement, ce n'est pas un spectacle forcément plaisant de voir sa propre femme allongée au pied d'un puissant animal mais ses gémissements m'ont donné la satisfaction du devoir accompli. Jusqu'à ce que Totor, vers la dixième séance je crois bien, me jette un regard. Un regard animal, certes, mais où je lisais sans l'ombre d'un doute une hésitation. Il s'est ensuite mis au travail à grands coups de langue et j'ai oublié, occupé que j'étais à tenir la laisse d'une main et verser la confiture tiède en guettant les frissons qui agitait le corps nue de Marie sous le mufle de la bête.
Marie ne s'est aperçue de rien, attentive qu'elle était à faire abstraction de cette situation légèrement dégradante en encourageant Totor comme je l'avais incité à le faire pour que l'animal agisse en confiance. Mais j'ai bien perçu la fois suivante, comme les autres, que le chien m'adressait un signe sans ambiguïté. Allez savoir ce qui passait par la tête de cet animal...Je me suis posé la question longuement, décryptant le message de ses yeux noirs parfois jusqu'à une heure avancée de la nuit.
S'il y a hésitation, ai-je conclu durant mes nocturnes monologues, elle s'accompagne d'une nuance de respect indéniable. Cet animal sait au plus profond de ses gênes qui est le maître. Il est attentif à obéir mais sans doute perçoit-il quelque chose qui le trouble.
Car là était l'inconvénient grandissant de cette hésitation. Totor se montrait de plus en plus distrait, peu appliqué. Avec les conséquences qu'on imagine. Marie n'osait pas me dire son ressenti mais je voyais bien qu'elle était troublée, finalement de plus en plus insatisfaite alors qu'elle était, comme moi, en droit d'attendre au moins un bienfait durable d'un expédient retenu par nécessité.
Comme souvent, son intuition féminine trouva la solution, en l’occurrence l'objet du délit. Chose que je n'avais pas remarqué, occupé que j'étais et par le bien-être de ma femme et par la confiture, le chien montrait une excitation de plus en plus évidente au cours de nos séances.
Sans croire qu'il pouvait saisir la nature de la tache qu'il accomplissait nous dûmes nous rendre à l'évidence. L'animal flairait par delà la confiture quelque atmosphère sexuelle. Revenait à ses neurones canines la question du mâle et la hiérarchie corrélative qu'il ne pouvait enfreindre. Bref, il y avait une affaire de mâle et j'étais le mâle dominant. La pauvre bête se voyait prise entre le désir de confiture et ces effluves sexuels auxquels il ne pouvait répondre en ma présence.
Nous n'avons jamais prétendu qu'il pouvait se faire une idée des modalités qui nous étions forcés de suivre pour nous donner un petit peu de joie. Mais nous étions face à un problème.
Marie s'est longuement opposée à sa logique résolution. Elle adore Totor et je la comprends. Cet animal est une crème. Il n'empêche qu'il ne palliait plus notre embarras de couple. Nous n'allions pas pour autant nous séparer de lui, d'autant que techniquement il était opérationnel mais englué dans des ordres venus d'ailleurs, du fin fond des âges et de la horde que ses ancêtres fréquentaient.
Je l'ai dit, Marie est attachée à notre pitt et la simple idée de lui occasionner quelque douleur lui paraîtrait inconcevable. C'est sans doute pour ça que l'idée est venue à moi.
Aujourd'hui Totor a retrouvé toute son application et ne montre plus aucun signe de distraction. Il s'est remis remarquablement vite de son opération. Bénéfice supplémentaire, au pied de l'immeuble il ne m'arrache plus la laisse des mains pour aller renifler l'arrière-train de quelque belle à quatre pattes.
Marie a mis plus longtemps, mais elle en convient aujourd'hui, il n'y avait pas d'autre moyen. Et qui pourrait nous reprocher d'avoir sauvé notre couple, en attendant que se manifeste mon désir et que je puisse le lui exprimer avec toute l'animale vigueur dont j'étais capable ?..