Magazine Journal intime

…plop! 2

Par Emia

4

Le docteur est plongé dans ses dossiers. Il reste à rédiger deux sous-rapports et à rencontrer une poignée de délégués ; ensuite il pourra penser à se reposer. Ses yeux errent sur la moquette, quittent la pièce par la porte entrebâillée et tombent sur un coussin, un coussin brun, rebondi, velouté. Par terre, à côté du gommier.

A cet instant, son assistante pousse la porte : elle serre le même coussin contre sa poitrine.

« Frank, nous sommes envahis. »

Il croit ne pas bien comprendre.

« Ces coussins, il semblerait qu’ils se multiplient. En tout cas, ils sont toujours plus nombreux. Quelqu’un en a apporté un seul, hier, un gadget publicitaire – et tout à l’heure on en décomptait déjà trente-deux, trente-deux coussins de mousse brune, inesthétiques et encombrants. J’ai entendu dire que chaque coussin se divisait en deux nouvelles entités après quelques minutes ; si rien n’est entrepris, à six heures demain matin, le bâtiment tout entier en sera rempli.» Frank ne sait qu’en penser, mais il sait quoi faire : il doit rentrer chez lui, maintenant. Elisabeth ne répond pas, son mobile sonne dans le vide.

Il prend l’ascenseur, seul, et descend au garage. Au coin de l’escalier, renversé dans la pénombre, un coussin. L’objet lui est déjà familier. Il lui prend l’envie d’aller le ramasser. Quel oreiller confortable, sur la banquette arrière de la 4×4… Mais il n’aime pas trop ces choses, tapies ici, là, dans leurs trous d’ombre : un mauvais rêve. Et d’autres coussins encore, à la sortie du garage.

Quai Wilson, puis quai du Mont-Blanc, les voitures avancent lentement. Sur la promenade, les habituels flâneurs : pères de famille poussant landau, servantes en robe bleue, financiers au téléphone, joggeurs au poitrail tanné, jeunes rieuses filles sur le chemin de l’école. Sur l’eau aussi des coussins flottent. Des mouettes s’y sont perchées et y lissent leur plumage, malgré le roulis qui agite leur bouée. Un vent frais gorgé de lumière souffle du lac ; le bleu du ciel s’est approfondi ; aux hêtres, aux saules, à l’arbre aux milles écus, les dernières feuilles jettent des étincelles.

Le trafic devient plus fluide à la hauteur des Eaux-Vives ; les promeneurs sont nombreux, comme lors d’un jour de fête. Les coussins servent de ballons aux enfants, de siège, de projectiles. Il y en a partout, roulant jusque sur la chaussée, il faut les éviter, les coups de klaxon fusent. Le docteur accélère. Que va-t-il trouver chez lui ? Il arrive enfin ; et à peine est-il descendu de voiture que son fils accourt en hurlant, bras écartés, dans le soleil éclatant de midi : sa chemise et son pantalon sont éclaboussés de rouge, inondés d’un sang brillant et visqueux.

5

Devant le Grand Magasin, les employés ont formé une chaîne pour empêcher que la foule mécontente ne parvienne à entrer et ne saccage les rayons ; on crie, on hurle, on brandit des coussins, les jette à la tête des vendeuses apeurées. Sur les portes closes, des affiches roses proclament en grosses lettres :

 

 

CUDDLE-MUDDLE

L’idéal-objet

sensuel brut

donne corps

à vos rêves

 

Elisabeth fouille les visages du regard, les dos, les vêtements – le voilà – c’est lui, non, c’est oui : Ingmar ! Elle veut l’appeler – se ravise : il ne l’entendrait pas. Elle pousse, bouscule, pressée d’avancer, frayant son chemin. Le voilà qui parle à une collègue - elle comprend qu’elle n’ira pas plus loin, et appelle : « Ingmar ! Ingmar ! ». Il regarde dans sa direction, la voit, les yeux dans les yeux, soudain la sensation revient, l’iris la pupille si clairs détachés du visage, il fait un geste : impossible.

Un homme le prend par le bras, crie quelque chose, l’entraîne à l’intérieur du magasin. Avalé. La gorge d’Elisabeth se noue, il n’y a plus rien à faire pour l’instant, elle recule, plus rien à faire. Elle s’adosse à une vitrine. Le verre vibre contre sa nuque. A côté d’elle, une femme s’époumonne : «On veut la vérité ! On veut la vé-ri-té !»

Pendant trois semaines, ils ne s’étaient vus que lorsqu’elle venait au Grand Magasin faire ses courses. Ils montaient alors dans l’un des petits bureaux sans fenêtre du troisième et s’y enfermaient pour faire l’amour, vite, vite, furieusement. La pièce sentait le vieux papier, le plastique. Mais ces instants volés ne la satisfont plus.

« Les avez-vous vus ? » crie la femme. « Les avez-vous vu se séparer ? Personne n’a encore pu l’observer. D’un coup, il y en a deux, c’est tout Et deux, et encore deux. C’est à devenir fou ! » Elisabeth écoute et pense en même temps: Ingmar sait où me trouver. Elle allume son téléphone, il y a un message : t’attendons à la maison.
… à suivre



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