Le Diable ferait-il des incursions dans les Nativités sous la forme d’un bouc noir? Une fresque de Giotto semble le suggérer…
Nativité
Giotto , 1303-1306, Chapelle Scrovegni, église de l’Arena, Padoue
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Un bouc noir au profil agressif dépasse derrière les moutons blancs allongés : trois béliers, deux brebis et un agneau. Campé sur ses pattes, tournant ostensiblement le dos à l’Enfant Jésus, il semble effectivement un bon candidat pour figurer, peut-être pas le Diable, mais du moins l’incroyant qui pollue le troupeau des fidèles : car cet animal puant, aux appétits sexuels incontrôlables, est bien connu pour n’en faire qu’à sa tête.
Cependant la situation n’est peut être pas aussi tranchée : une brebis et un agneau regardent également vers la droite. Et le caprin assis sur son arrière-train ne semble guère moins pacifique que les ovins allongés.
Toute odeur de soufre exige une enquête sérieuse : nous allons donc l’étendre à d’autres oeuvres de Giotto.
Nativité
Giotto, 1310, transept Nord, église inférieure, Assise
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Dans cette autre Nativité, Giotto nous montre un troupeau en marche. Tous les animaux, sauf le bélier blanc à l’extrême-droite, regardent en direction de Jésus. Ici, la couleur noire n’est pas un critère négatif : le chien, un bélier et une brebis sont noirs.
En regardant bien, on distingue au milieu du troupeau une chèvre blanche (la troisième en partant de la gauche), et derrière-elle un bouc blanc et un chevreau.
Dans cette Nativité du moins, aucune discrimination ne frappe les caprins.
Le cycle de Sainte Anne et saint Joachim
Revenons à Padoue, à la chapelle Scrovegni. Elle expose en six fresques la vie des parents de la Vierge Marie, Joachim et Anne. Sur les six scènes, quatre montrent des ovins ou des caprins : bon échantillonnage pour tirer au clair la question du bouc noir de la Nativité.
Dans ce cycle, Giotto illustre fidèlement le récit apocryphe du Proto-Evangile de Jacques, dont il vaut la peine de citer les fragments.
1 : Joachim chassé du Temple
« La grande fête du Seigneur survint et les fils d’Israël apportaient leurs offrandes et Ruben s’éleva contre Joachim, disant : « Il ne t’appartient pas de présenter ton offrande, car tu n’as point eu de progéniture en Israël.»
Giotto_Scrovegni__Joachim_1-Refus-Sacrifice
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On voit bien, dans les bras du pauvre Joachim, le mouton blanc qu’il amenait en sacrifice, justement pour être guéri de cette maladie honteuse qu’était à l’époque la stérilité.
2 : Joachim parmi les bergers
« Joachim affligé ne voulut pas reparaître devant sa femme; il alla dans le désert et il y fixa sa tente et il jeûna quarante jours et quarante nuits… »
Giotto_Scrovegni__Joachim_2_parmi_bergers
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Giotto a acclimaté à la Toscane le désert et la tente, remplacés par un paysage rocailleux et une étable de bois. Le chien blanc fait la fête à son pauvre maître. Le troupeau se compose d’une vingtaine d’animaux, uniquement des moutons blancs, brebis et béliers mélangés.
4 Le sacrifice de Joachim
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Cette scène ne figure pas dans le Proto-Evangile, qui ne parle que des prières de Joachim dans le désert. Giotto nous le montre en train d’offrir un sacrifice sauvage ; un ange confirme que l’Autorité Supérieure, dont la main apparaît au-dessus du brasier, accepte cet écart à la voie hiérarchique.
En bas, inconscient du sort funeste d’un des leurs, les bêtes vaquent à leurs occupations ordinaires : un bélier blanc affronte un bélier noir, un autre bélier noir reste couché à côté d’une brebis blanche et d’un agneau. Un chèvre blanche et noire broute sous les regards d’un bouc noir.
Après le sacrifice d’un des leurs, l’ordre règne à nouveau au sein des familles animales.
5 Le songe de Joachim
« L’ange du Seigneur descendit vers lui, disant : « Joachim, Joachim, Dieu a entendu ta prière, ta femme Anne concevra. »
Giotto_Scrovegni__Joachim_5_Rêve
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Nous retrouvons le chien blanc de Joachim, surveillant deux béliers blancs, une brebis blanche et deux chèvres noires.
Un souci de variété
Il est clair qu’aucune logique particulière ne règle, d’une fresque à l’autre, la composition du troupeau. En modifiant à chaque fois les couleurs et les postures des bêtes, Giotto veut nous faire comprendre l’importance du cheptel de Joachim, tout en mettant en valeur sa propre habileté de dessinateur animalier.
Ovins et caprins
L’ensemble des fresques ne montre donc aucune supériorité des ovins sur les caprins : tous au contraire sont représentés comme membres de la même économie pastorale. La suite du texte (non illustrée) est à ce titre très intéressante :
« Et Joachim descendit et il appela ses pasteurs, disant : « Apportez-moi dix brebis pures et sans taches, et elles seront au Seigneur mon Dieu. Et conduisez moi douze veaux sans taches, et ils seront aux prêtres et aux vieillards de la maison d’Israël, et amenez-moi cent boucs et ces cent boucs seront à tout le peuple. »
Ainsi, s’il existe bien entre les animaux une échelle de valeur décroissante des brebis aux vaches, puis aux boucs, Giotto aurait commis un contre-sens par rapport au texte s’il avait donné aux caprins une connotation négative, a fortiori diabolique.
Le bouc conducteur
La présence d’un bouc ou d’une chèvre noire au milieu d’un troupeau de moutons n’a en fait rien de symbolique. Il s’agit d’une pratique pastorale habituelle, comme en témoignent de nombreuses images de troupeaux hors de tout contexte religieux.
Le mois d’Avril (détail), Heures Da costa,
Enluminure de Simon Bening, vers 1515Pierpont Morgan Library
Les caprins, animaux plus intelligents que les ovins, comprenaient plus facilement les ordres du berger… et les moutons suivaient la chèvre ou le bouc conducteur...