Par là-bas, quelque part
i.m. Evy
Sous l’horizon glacé des bouleaux et des hêtres
chemin pierreux du jour
sentiers en velours de la nuit
te rejoignent peut-être
déjà nulle part, dans le vide :
perdus à l’autre bout du Ried,
dans ton noir infini.
Soir du 19 avril 2009, Hasensprung, en Alsace
***
La double voix
J’emprunte au destin, tour à tour,
chemins terreux du jour,
sentiers de velours dans la nuit,
pour me rapprocher de la source intime
qui luit au cœur du roc, où bruit
le fin murmure de la clarté muette.
7 mai 2009
***
Passant près d’un banc vide
Bonsoir, petite Evy, bonsoir comme autrefois,
toi qui, depuis de si longs jours déjà,
demeures loin de moi.
Bonsoir dès que je passe à côté de ton banc
dans le parc étranger où nul ne va s’asseoir,
où personne dans le noir ne dresse les oreilles
quand le silence sur nous s’étend dans les buissons,
et que, très lentement, avec la nuit qui tombe,
s’éteint dans la pénombre le murmure de mes mots :
entre plaisir et peine,
à travers deuil et joie,
bonsoir, petite Evy, bonsoir et à bientôt,
comme alors, mon Evy, serrés l’un contre l’autre,
à deux sur ce vieux banc.
Parc du Ranelagh, Paris,
le 12 mai 2009
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Autre
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En roulant à mes pieds douze roches forées,
Daniel mon fils m’a construit une forteresse
avec ses petits bras qui portent les montagnes.
Face aux maison de la Jérusalem nouvelle;
Dans le calcaire crient les noyaux de topaze
que nos enfants font éclater en gerbes d’étincelles.
Le soleil en jaillit comme des anémones ;
Ses rayons renversés s’arrachent à la terre
et rencontrent là-haut les paroles dorées,
Le langage muet de la splendeur du monde.
La corne du bélier sonne le point du jour : Aleph,
Beth, Guimel, Daleth, Heh,
en ahanant je nais, j’échappe à la mort lente,
À la maturation terrible de l’attente.
Assis avec mon fils sur les bancs de l’école,
À quarante ans j’apprends ma langue paternelle.
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LA GRANDE PASSACAILLE1
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Écoute le roulement des galets dans la mer !
Hors les murs nus de l’être prolongeant
la hantise de la musique muette,
soudain murmurent en nous les flûtes du crépuscule.
Dans le passage de notre souffle mortel
les mots tracent le sens que nous espérions rencontrer
en explorant du regard
chaque soir chaque matin qui hennit en plein ciel -
la bouche ouverte boit
le vent pluvieux toujours resurgissant,
le vent qui vient d’ailleurs
et porte en soi comme une absence
le silence pareil au germe jaillissant
hors du commencement sans visage et sans lieu :
respirer de nouveau, plonger dans le temps fabuleux des noces
où s’étreignent le jour et la nuit emmêlés.
Afflux divin du livre qui en porte le rythme
comme une lame de fond arrachée au ventre de la mer,
chevaux d’écume dansant caracolant, puis tout à coup
se cabrant pour jouir
jusqu’à la crête mortelle et blanchissante du ressac.
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LA BARQUE DANS LE VIEUX RHIN
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Es wààrt schun làng
e schwàrzes schiffel im Ried :
es schlooft im schilf
àn de roschtiche kett.
Fer wenne denn ? fer wenne denn ?
fàhrt’s endli helluf sunnewärts,
odder rutscht’s bàll runter
bis én de blinde sumpf ?
Wer weiss es denn ? wer weiss es denn ?
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Depuis longtemps, longtemps,
la barque noire attend
amarrée immobile
au cœur du Ried brumeux.
Entre les joncs elle somnole
au bout de sa chaîne rouillée.
Mais qui donc attend-elle, sur la rive déserte ?
va-t-elle bientôt fuser, faucon, vers le soleil,
ou sombrer dans la boue
jusqu’au fond du marais -
qui le saura jamais ?
qui le saura jamais ?
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Les pas des oiseaux dans la neige
Deux étoiles filantes
sur la montagne obscure :
déjà leur cœur de braise
agonise et s’éteint.
Que reste-t-il de nous
quand le temps se retire ?
à peine une buée, ce souffle qui s’efface
sur le miroir brisé.
L’œil ne suit que la trace
du vent dans les nuées;
Et pourtant nous y danserons,
chanteurs au bec léger,
crânes d’oiseaux en fête
aux frêles osselets
déjà remplis de rien :
un peu de cendre blanche
sur la langue muette.
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Le dernier espoir
“Le nom de Dieu est : Peut-être.” (Tikkounéi-Hazohar 69)
Que reste-t-il de nous deux à la fin,
sinon peut-être
Ce maigre feu de broussailles mal éteint
qui fume encore tout bas en hiver certains soirs
entre deux souches de saules gris et noirs,
derrière le petit-bois de sureaux et de hêtres
enseveli par les lourds marais du Vieux-Rhin
sous un linceul de lune, dans l’éternel brouillard.
(printemps 2004)
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Petite musique d’automne
On va chiper des pommes
on va gauler des noix,
par-dessus les rigoles
les chats font de grands sauts ;
raidissant leurs pattes mouillées
les chiens transis marchent sur des échasses,
dans les fossés pleins d’eau hoquettent
de bonheur les derniers crapauds :
l’averse tombe des nuits entières
sur le sol gras du cimetière –
silencieusement il pleut, l’automne,
dans la bouche des jeunes morts…
Extrait de Aux portes du labyrinthe, Ed. Flammarion 1996
L’amandier sous la lune
La semence nocturne a mûri dans ma tête,
dans mon nom j’ai scellé l’inconnu sans visage.
Croyant saisir le fruit, l’insecte, l’arc-en-ciel,
et sucer dans le roc l’huile vierge ou le miel,
j’ai glissé vers la nuit sur le miroir des sons :
l’écureuil encagé tourne seul sur sa roue,
au fond du puits rit le silence
où l’abîme s’ébroue.
Sur l’infime épaisseur des mots nous patinons
à reculons depuis l’enfance; nous chantons, nous dansons
vers l’infini sans regard et sans nom.
À peine un éclair sur la glace,
dans une poésie est inscrite la trace
de l’oiseau qui raya la fragile surface.
Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille
de ces mots murmurés,
que des voix de jadis, depuis longtemps perdues,
disaient presque en silence :
ainsi suinte la pluie de campagne en automne
à travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
à la lisière du petit-bois de chênes gris et touffus
où le Ruisseau-Rouge chuchote,
puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
à pas de souriceaux, comme fait la semence,
par le chemin profond, la sente aux orties noires.
Extrait de Les orties noires, Flammarion 1982
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L’Art de la fugue
Mourir, c’est retrouver la terre désirée,
S’endormir dans les eaux de l’origine,
Téter le sein nourricier de la nuit.
Mourir, c’est embrasser le monde bien-aimé.
Qui n’aime pas devient
La lande abandonnée.
Qui ne s’est pas ouvert
Sera pierre fermée.
Qui méprisa rejoint
La cendre secouée.
Mourir, c’est perdre pied sur le bord de l’écueil,
Puis chavirer dans la mer étrangère :
S’enliser dans le marais du silence.
Mourir, c’est passer dans le monde mal-aimé.
Chaque homme se destine
A la mort qui lui plaît.
Mourir, c’est s’accomplir,
Mourir, c’est s’engloutir.
La mort est ta patrie,
La mort est ton exil.
Mourir, c’est devenir le monde où tu vivais.
Extrait de La Corne du Grand Pardon, Ed. Pierre Seghers 1954
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Le défi du poète
Chus dans le puits creusé sous les cristaux du ciel,
nous revêtons au monde une tunique rouge
tissée avec la glaise opaque de l’oubli.
Si le cœur aimant parle au cœur
il n’a nul besoin d’une bouche:
l’oreille ouverte lui suffit.
Comme un noyau de feu pulsant dans l’ombre verte,
j’écoute rire encore au plus vif de ma chair
la source rayonnante et noire de tous les moi.
Qu’est donc lire un poème ? C’est voir danser ma voix
pour entendre tes yeux chanter avant les mots
en miettes d’autrefois, dans nos lettres muettes.
Par le chant nous brisons l’amère nuit d’attente :
mais il sera toujours temps de nous taire
quand nos bouches béantes seront bourrées de terre.
Lorsque Satan déchu rêve d’amour au bagne,
il joue à qui perd gagne son âme d’ange triste
que brûle, en la glaçant, le feu de l’améthyste.
« Qui me détruit, sinon autrui ?
Je ne suis qu’un vieux clown rieur,
trop plein de pleurs à l’intérieur.
Mon esprit souterrain, en quête de l’éveil,
dans l’épaisseur sourde du roc souffre
et creuse sa nuit ».
( 2004)
À bout de souffle rit l’extase
I
À travers les mélodies d’exil captées dans son miroir
que la lune errante tisse avec le silence,
se trame et se dénoue le jeu de la question.
Elle demeure sans réponse, et pourtant revient et perdure
comme font les dix voix ailées d’une fugue noire de Mozart :
plaie lancinante creusée dans l’éclat minéral
de la parole glacée, – celle qui éblouit et divise
le cœur resté sans dieux, abandonné au vide, fuyant
toujours ailleurs qu’au ciel. Où cesse le désir d’un homme ?
L’infini nous épargne peut-être par pitié.
II
Avec la lune qui danse derrière la fenêtre ouverte,
soulevée par la respiration du large fleuve nocturne
au souffle haletant, renouvelé sans nul repos de la pensée
comme s’aère le poumon d’une jeune nageuse,
me voici porté vers l’avant par ce flux
surgi de l’amont indicible,
offert au battement sourd de la rivière souterraine
à travers la boue restée vivante malgré tout.
Et retraversé par la lumière des profondeurs
jusqu’au dernier murmure : le mal-être divin
où l’agonie se transfigure en musique miraculeuse.
Oui, malgré tout flambe sur nous dans le ciel opaque en hiver
le nuage blessé du soir, l’Ève pétrie d’argile et d’eau de source ardente
qui chante sans espoir l’amer savoir de vivre.
III
Toujours la lumière sans défense cachée au cœur du buisson
jette sa transparence de beauté noire
sur tant de jeunes morts à la voix oubliée
cendres terrées en nous sans noms et sans visages.
Est-ce pour nous permettre de dire à leur place
une seule fois encore : bouvreuil, perce-neige, écureuil ?
Pourtant nous n’avions nulle chance de gagner
à ce jeu de mots pipés d’avance par la tristesse :
vaine est, pauvre poète, l’enflure de ta voix,
inutile sa dissonance ! À bout de souffle rit l’extase.
IV
De retour enfin au lieu nu de l’origine
où se tissent les nœuds défaits du temps, de retour
dans les maisons désertes assises aux frontières
où fleurissaient les enfants singuliers,
frères de lait, frères de mai, venus de nulle part,
oh mes ombres aimées de jadis, surgies dans la lucarne obscure
comme dix rangs de pommiers droits et ronds
plantés vifs dans la tapisserie volante de l’espace.
V
Persiste une faible pulsation de lumière verte
égarée dans la neige, comme une trace où s’allument
la joie et la détresse qui peuplent cette vie unique.
Au détour du chemin, Partout, nous guettons le chaos :
mais jamais nous ne serons de sa compagnie.
dans notre fragilité extrême, l’ultime don du corps,
à la lueur naïve qui, d’esprit, le couronne.
Jusqu’à sans fin nous resterons, vieux jardiniers de l’avenir,
fidèles à la rose blanche qui empourpre nos nuits.
(mars 2004)
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L’adresse égarée “Je rumine l’implacable.”
Chaque soir j’attends encore,
en retenant mon souffle,
le léger frôlement de la porte qui s’ouvre
comme elle fait tous les soirs, chez nous,
depuis soixante années,
dans la pénombre amie du corridor.
Mais rien ne bouge là-dehors,
Evy ne revient plus chez nous, à la maison ;
en vain j’écoute encore un peu,
chaque soir, en silence.
Comme c’est étrange : les morts de l’ancienne saison ~
oublient donc de rentrer ?
Ont-ils perdu l’adresse ? différé le retour ?
Seraient-ils donc distraits, au point de ne plus vivre ?
Malgré mon désarroi d’enfant abandonné,
tous les matins sa place au petit-déjeuner,
à table devant moi, dans la clarté muette,
reste une chaise, dos au mur : sans bouger, vide et nette.
Paris, le 16 février 2007, veille des Sheloshim – un mois après la mort d’Evy.
Poème paru dans la Revue Temporel n°3
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Un dossier sur Claude Vigée sur le site Esprits Nomades