EADS + BAE : la Ť consolidation ť au pinacle.
Pour paraphraser un jeune philosophe américain, c’est peut-ętre Ťla fin de l’Histoireť. Dans l’hypothčse oů EADS et BAE Systems seraient effectivement en mesure de signer un accord de fusion, attendu pour le mois prochain, l’industrie aéronautique et de Défense européenne terminerait en beauté un processus entamé il y a un demi-sičcle. A savoir une saga faite de regroupements successifs, de part et d’autre de la Manche, pour enfin aboutir ŕ la mise en place d’un géant fort de 220.000 personnes et d’un chiffre d’affaires annuel d’environ 72 milliards d’euros. Plus et mieux que Boeing, beaucoup mieux que Lockheed Martin et d’autres grands acteurs américains.
Bien sűr, ce processus est avant tout voulu par les tenants de l’efficacité industrielle, de la Ťmaximalisationť du retour sur investissement, pour le plus grand bonheur d’actionnaires noyés dans l’anonymat des bourses. Les rčgles du jeu sont dures, la moindre touche humaine en est bannie et, du coup, on éprouve de sérieuses difficultés ŕ réprimer la nostalgie d’un passé qui, sous nos yeux, s’efface une fois pour toutes.
Ainsi, on se demande si qui que ce soit, chez BAE Systems, se souvient de la grande époque d’avionneurs anglais enthousiastes qui portaient ŕ bout de bras les valeurs des grands pionniers. Avant une premičre phase de regroupements, rachats, etc., de Havilland, Vickers, Hawker Siddeley Aviation, Armstrong Whitworth, Avro et d’autres nous enchantaient en męme temps qu’ils nourrissaient le programme des présentations en vol du salon de Farnborough (alors annuel et réservé aux seuls participants nationaux) avec l’aide généreuse des contribuables de Sa Majesté. Puis vint le temps de la British Aircraft Corporation en męme temps que le rachat de Bristol Siddeley par Rolls-Royce.
Męme en anglais, le terme Ťconsolidationť n’était pas encore de mise mais synergies et économies d’échelle s’imposaient. La Society of British Aerospace Companies, SBAC, groupement professionnel influent, assistait ŕ la disparition de nombre de ses adhérents. Elle fut raillée, accusée de devenir la Society of Both Aerospace Companies… De grands programmes furent abandonnés, comme le TSR.2, la coopération européenne commença timidement ŕ devenir réalité, grâce ŕ Concorde. Puis vint Airbus mais aussi la Ťtentation du grand largeť qui finit par conduire ŕ l’américanisation de BAE Systems, héritier de BAC. Ses affinités avec la France étant de toute maničre ténues, elle envisagea un moment de s’allier avec l’Allemagne, préféra concrétiser sa volonté de croissance externe en absorbant GEC Marconi et vogua vers d’autres objectifs situés outre-Atlantique, fasciné par les moyens budgétaires peu communs du Pentagone.
La France, au męme moment, fit des choix différents. Les sociétés nationales nées du Front populaire de 1936 et de la constitution aprčs guerre de Snecma, donnčrent naissance ŕ Sud-Aviation, Aerospatiale, Aerospatiale-Matra et, enfin EADS. A partir de ce moment-lŕ, sans doute suffisait-il de laisser passer un délai de décence pour franchir l’étape ultime. Les Anglais ont finalement redécouvert les attraits de leurs collčgues continentaux en męme temps que la récession avait raison de la superbe du Pentagone. Les as des fusions et acquisitions se sont aussitôt remis au travail, dans le plus grand secret, se disant, ŕ tort ou ŕ raison, qu’ils arriveraient d’une maničre ou d’une autre ŕ oublier leurs différends. Par exemple la gęne liée ŕ la présence de l’Etat français dans le capital d’EADS, une faute de goűt, vue de Londres. Qui plus est, aujourd’hui, face au projet de fusion, Arnaud Lagardčre s’interroge, se fait désirer, alors qu’il est bien décidé ŕ vendre cher sa participation de 7,5% dans un groupe qui ne l’intéresse pas.
Dčs lors, il sera beaucoup question, dans les prochaines semaines, de Ťgolden sharesť, de gouvernance revue et corrigée, tandis que les grands médias anglo-saxons aligneront des propos définitifs sur la revanche du Vieux Continent sur les géants industriels américains. Les analystes vont ŕ nouveau s’en donner ŕ cœur joie, persuadés d’ętre écoutés comme le messie, alors qu’il suffit de lire la bonne presse spécialisée pour placer les événements dans leur juste contexte.
Le partage EADS/BAE ŕ 60/40 qui serait envisagé est probablement réaliste. Et, de toute maničre, il n’est en aucun cas envisageable que cette opération fasse un vainqueur et un vaincu. Mais elle indique que BAE, jadis, s’était peut-ętre trompé de voie en se tournant résolument vers les Etats-Unis. D’une certaine maničre, c’est un repli stratégique qui s’effectue sous nos yeux. Dans le męme temps, la fusion en cours de préparation va donner de quoi réfléchir aux Américains, trop souvent enclins ŕ sous-estimer la volonté européenne de réussir, de se hisser au sommet.
Reste un indéniable constat : la fusion EADS/BAE, quelle que soit la formule technique qui sera choisie, constitue un aboutissement, le franchissement d’une ligne d’arrivée virtuelle au terme d’une course éperdue de 50 ans. Un monde de salles de réunion fleurant bon le cuir naturel et l’ébénisterie haut de gamme, fermées par des portes capitonnées, occupées par des hommes ŕ la démarche importante. A la pause café, sous doute parlent-ils de la prise de contrôle de McDonnell Douglas par Boeing, en 1997, aprčs des négociations menées dans le secret le plus absolu. Et eux aussi vont pouvoir affirmer qu’ils sont devenus les maîtres du monde.
Pierre Sparaco - AeroMorning
(Photo: Eurofighter/Mark Tyson)