Moï Wer, Ci-contre
Fut-il l'homme d'un seul ouvrage ? Toujours est-il que Moï Wer ou Moï Ver (alias Moses Vorobeichic ou Worobeitschik, alias Moshe Raviv; 1904-1995) ne passera pas à la postérité
Moï Wer, Ci-contre, couverture
pour ses reportages sur le ghetto juif de Vilnius ou les fermes sionistes en Pologne, dont quelques exemples, honnêtes sans plus, sont montrés ici, ni pour ses photographies et affiches de propagande* une fois installé en Palestine puis Israël, ni pour ce qu'on peut voir de ses tableaux assez croquignolesques et, parait-il, inspirés par la kabbale de la fin de sa vie à Safed, triste déclin vers l'académisme et l'art de circonstance. Non, heureusement, pendant sept ans (pas plus, peut-être moins, de 1927 à 1934), ce fut un grand photographe, un innovateur inspiré : formé au Bauhaus par Albers et Moholy-Nagy, inspiré par Eisenstein et par Heartfield, il vint ensuite vivre quelques années à Paris, et y fut, entre autres, un familier de Léger. Il produisit deux corpus : un recueil sur Paris, dont les tirages sont perdus, et Ci-contre, qui ne fut jamais édité, mais dont l'unique maquette, datant de 1931/32, fut retrouvée par un couple de collectionneurs allemands en 1968, et, après quelques péripéties, éditée en 2004, avec une exposition des tirages originaux sur le papier original jauni dans la mise en page originale (seul le ruban adhésif a été rafraîchi...) d'abord à Munich, et aujourd'hui à la Fondation Henri Cartier-Bresson (jusqu'au 23 décembre) - et on s'y souvient d'elle, dont quelques photos sont exposées au dernier étage...
Moï Wer, Ci-contre
Ce qui frappe dans ce travail, c'est -alors- son extrême modernité, tant pour ce qui concerne les prises de vue (l'oblique domine, la contre-plongée, le point de vue déstabilisant, les contrastes, le contre-jour) que les tirages (et en particulier les superpositions multiples, les montages) et que la mise en page face à face où les images de chaque page se répondent visuellement dans leur construction et dans leur motif. Chacune de ces approches a alors déjà été expérimentée séparément, et l'influence de Moholy pour la composition de l'image, de Heartfield pour le montage, d'Eisenstein pour l'agencement des images/plans sont évidentes, mais Moï Wer est peut-être le premier à jongler avec ces trois balles à la fois, à combiner ces complexités, à innover au cube (mais des commentateurs plus érudits que moi vont peut-être trouver des exemples antérieurs). Nul argument dans son livre, nul discours (en particulier, rien qui puisse rappeler l'engagement des photomonteurs de l'époque), Moï Wer est meilleur artiste quand il se tait, quand il ne veut rien démontrer, quand il ne met pas son art au service d'une cause (son travail futur le prouvera, hélas), seulement une virtuosité esthétique, une capacité à agencer des images qui résonnent entre elles : un jongleur silencieux.
Moï Wer, Ci-contre
Il faut regarder ces images telles qu'elles ont été voulues, en double page, et non pas une à une, séparément, comme on peut les voir ici ou là. Il faut apprécier (plus haut) l'écho entre ces jambes de femme sans tête et la texture sensuelle de ces creux dans la pierre, une image quasi psychanalytique. Il faut sourire devant la résonance ci-dessus entre ces taches de rousseur et ces grains de sable ou ces ondulations du sable (est-ce bien cela, d'ailleurs, ou une peau ridée, ou un tissu plissé ?).
Moï Wer, Ci-contre
Il faut apprécier l'écho (tout en haut) de ces deux gymnastes et de cette statue bouddhique que croise un paquebot fumant dans l'alignement surréaliste d'une fenêtre, à côté de laquelle l'ombre du réverbère a la même courbure que les seins voisins, ceux de la statue ou ceux des jeunes filles : tout cela n'a aucun sens et est empreint de tant de charme. Même ses images plus strictement géométriques, entrelacs de branches et de charpentes, ont une vibration intense, poétique et absurde, du constructivisme avec un grain de fantaisie rêveuse peut-être.
Mes remerciements à la Fondation pour ces images scannées.
* excellent site