Exoten raus* !
Forêts de combat ! (Kampfwälder). Combien de fois ne s’est-on pas
heurté, jusqu’au cœur des situations les plus douces, les plus apparemment
bienveillantes à cette « dureté imprévue » qu’évoque dans Paysages
urbains, Walter Benjamin comprenant au spectacle de fleurs « serrées
en pots contre les vitres des maisons », de certaine petite ville du nord
– pensées, résédas – qu’elles représentaient moins « un salut de la
nature », « qu’un mur contre l’extérieur ».
Politique, idéologie, la vieille fantasmatique de la défiance et des
exaltations imbéciles du moi et de l’identité ravage toujours l’ensemble de
notre pitoyable et souvent effrayante économie humaine. Sait-on suffisamment
par exemple que les gros concepts de supériorité de la race aryenne et de
purification ethnique exposés dans Mein Kampf furent, à l’époque nazie,
appliqués rigoureusement aussi au paysage. Destruction des espèces dîtes
dégénérées, malades. Proscription des variétés insolites. Des feuillages
bigarrés. De toute la gamme des grimpantes, des pendantes, des spiralées !
Bordures composées uniquement d’espèces indigènes droites capables de faire
obstacle au virus étranger tout en procurant au peuple le milieu nécessaire à
son bien-être physique et spirituel. Autour de 1939, le conflit qui embrase
l’Europe n’épargne pas les plantes ! Un groupe d’illustres botanistes
soutenu par les plus hautes autorités réclamera « une guerre
d’extermination » (Ausrottungskrieg) contre… la balsamine à petites
fleurs, cette intruse mongole, venue menacer « la pureté du paysage
allemand » !
On aurait tort d’imaginer de tels délires uniquement circonscrits à l’univers
aberrant d’un régime paranoïaque heureusement disparu. Le « professor
für Gartenkultur », Gert Gröning, dans un article publié à l’intérieur
d’un ouvrage déjà ancien dirigé par Alain Roger, Maîtres et Protecteurs de
la Nature (1991) rapporte ainsi les propos tenus en 1988 par le Ministre de
l’environnement du Land Nordrhein-Westfalen pour qui « Les plantes
exotiques, provenant d’autres continents, menacent la nature de notre pays ».
Jour après jour, indique Gröning, se diffusent en Allemagne fédérale de telles
opinions qui aboutissent par exemple qu’à Berlin même, soit éliminé (1989) le
prunus à floraison tardive incompatible - selon certains, inspirés, peut-être
même sans le savoir, des botanistes du IIIème Reich - avec le génie naturel du
paysage allemand.
Dans un des tout derniers chapitres du Dépaysement, Jean-Christophe
Bailly se dit qu’on « pourrait, une fois n’est pas coutume, prendre à
la lettre le célèbre mot de Pétain selon lequel « la terre ne ment
pas ». Ajoutant qu’il est bien de la vérité de cette terre « d’être
en effet accueillante, extraordinairement, à ce qui vient de l’étranger et des
lointains ». Et de rappeler à quel point nos paysages sont plastiques.
Et furent constamment renouvelés par l’accueil d’innombrables espèces. Dont
certains specimens magnifiques font aujourd’hui notre fierté tel ce grand cèdre
du Liban qu’il évoque ornant le Musée des Beaux-Arts de Tours. A l’idée de
pureté, Bailly oppose le concept de fertilité. Établissant au passage un parallèle
entre la terre et la langue. La force d’une terre, comme celle d’une langue –
il parle de puissance au sens aristotélicien du terme – ne
résident-elles pas dans la capacité qu’elles possèdent – et c’est le propre
aussi de l’art, du poème en particulier - de pouvoir répondre aux mille
sollicitations du vivant, d’articuler à son contact « des séquences
inouïes ». Oui. Que serait l’Allemagne sans la cerise venue d’orient,
sans la pomme-de-terre du Pérou ? Nos jardins de grand-mère, les
« traditionnels » penn-ty bretons, sans l’hortensia ramené dit-on de
l’île Maurice, vers 1770 par le savant naturaliste, Philibert de
Commerson ? Que serait un paysage pur débarrassé de tout apport
étranger ? Une langue qu’on voudrait figer dans des structures
inamovibles, geler dans son lexique…
L’étranger nous fait peur. L’inconnu. Certes. Nous manquons de confiance.
Pourtant, rappelle le poète suédois et tout dernier prix Nobel de littérature,
Tomas Tranströmer, « Tant de choses auxquelles nous devons faire
confiance pour parvenir à vivre notre vie quotidienne [Oui, vraiment, tant
de choses !] comme lorsque la lumière s’éteint dans l’escalier et que
la main suit – confiante – la rampe aveugle qui se dirige dans le noir».
[Georges Guillain]
*que l’on pourrait traduire, par exemple, par « Exotiques, dehors ! »