Wikipédia : enrobage de sources et admissibilité

Publié le 13 septembre 2012 par Pierrotlechroniqueur

Depuis quelque temps, un regain d'activité s'observe sur les PàS. Des débats — et je ne peux que m'en réjouir — sont notamment (r)ouverts sur la qualification encyclopédique d'événements d'actualité ou de simples faits divers ; les créations massives d'ébauches commencent elles aussi à se trouver sur la sellette tandis que de plus en plus de contributeurs semblent s'interroger sur la nécessité, pour un projet d'encyclopédie, de traiter de sujets people (à ne pas confondre avec la culture populaire, évidemment traitable et traitée). Des "jurisprudences" semblent du reste en passe d'être infléchies dans un sens davantage suppressionniste à mesure que ces discussions se multiplient. Une situation assez logique si l'on considère les évolutions suivies sur les autres Wikipédias linguistiques, où un tel mouvement est entamé depuis un peu plus longtemps déjà.

En un mot comme en cent, et j'ai déjà eu l'occasion de le dire : le projet wikipédien arrive peut-être à une certaine maturité. Le temps où, pour gagner en notoriété et se faire une place au soleil (et même au final détruire la concurrence), son contenu devait s'agrandir sans cesse (sur le plan quantitatif) est révolu : Wikipédia est désormais solidement connue, reconnue, installée dans le paysage du Web et abondamment utilisée par tous ceux qui sont en recherche d'informations et de connaissances. Une prise de conscience collective me semble lentement en train de s'opérer au sein de la communauté : celle de la double nécessité de s'intéresser maintenant à la qualité du contenu (consolider l'existant, le développer, affiner, préciser, devenir pointu, ajouter des sources, faire parler l'expertise ... Bref, justifier que Wikipédia soit aussi une une encyclopédie spécialiste autrement que par la création d'ébauches sur des sujets parfois improbables ...) et, corollaire inévitable, d'en rationnaliser l'organisation, qui doit être plus cohérente.

Ces derniers jours, une PàS très fréquentée cristallise l'ensemble de ces débats du moment : celle portant sur une robe de mariée, en l'occurrence d'une princesse britannique, à l'occasion d'une union fort médiatisée l'an dernier. Il y aurait beaucoup à dire sur cette page, aussi je vais me cantonner à ce qui me semble être l'essentiel, que j'ai déjà esquissé en introduction. Je ne m'étendrai donc pas (bien que le cas aurait été intéressant, distrayant ou agaçant selon les points de vue) sur une certaine résurgence clanique (ces guéguerres s'étaient calmées ces derniers temps), qui semble hélas inévitable dès lors qu'un ponte de l'association Wikimédia France (ici, le créateur de l'article en cause) et un leader notoire du groupe appelé "anticlique" (le proposant) se trouvent en désaccord, de quelque manière que ce soit. Chacun peut aller voir qui a investi la PàS en sections conserver et supprimer, et en tirer ses propres conclusions. Rien de neuf sous le soleil wikipédien.

Je ne m'attarderai pas vraiment non plus, bien que le sujet mériterait sans doute une analyse (mais dans un contexte plus global), sur les mécanismes ayant abouti à cette fréquentation impressionnante d'une PàS (avec une incroyable avalanche d'avis "supprimer" en à peine 10 minutes, suivi d'un remplissage à peine moins rapide de la section du dessus) pourtant, au départ, assez lambda. Mécanismes qui mettent en jeu, en réalité, des influences "externes" au projet nourrissant régulièrement des fantasmes parfois à la limite du complotisme : IRC et Twitter. En réalité, cet étonnant constat s'explique par le fait que SM a d'abord pris la température du canal IRC des patrouilleurs, #wikipedia-fr-liverc, sur la pertinence ou non de faire une PàS. Puis a, dans la continuité, signalé la PàS une fois qu'il l'a lancée. De son côté, Jean-Frédéric a rapidement indiqué à sa timeline Twitter que son chef-d'œuvre se trouvait en péril. D'où le retour de balancier du côté des pro-conservation. Là où il y a de quoi être surpris c'est que, même si ni SM ni Jean-Frédéric n'ont évidemment donné la moindre consigne de votes, leur action a eu, dans les deux cas, l'effet escompté. Tous ceux qui se trouvaient sur le canal des patrouilleurs ont prôné la suppression. À l'inverse, toutes les personnes arrivées sur la PàS grâce à Twitter ont clairement penché dans l'autre sens. Un simple effet grégaire ne peut, à lui seul, expliquer ces bizarreries. L'histoire révèle un effet sans doute insoupçonné des regroupements wikipédiens sur les réseaux sociaux : ils se font naturellement par affinités wikipédiennes. C'est-à-dire que si je poussais l'analyse jusqu'au simplisme caricatural, il faudrait en conclure que le chan ircéen des patrouilleurs est un vil repère de suppressionnistes alors que la "cabale Twitter" est majoritairement inclusionniste. C'est sans doute un raccourci hâtif, mais les faits sont là.

Mais arrêtons-nous là pour les considérations "sociales" et interpersonnelles, et concentrons-nous sur les arguments et les enjeux de cette PàS. Symbolique jusque chez nos voisins anglophones où, là aussi, une procédure de deletion a défrayé la chronique. Avec notamment cet oracle de Saint Jimbo en personne (que d'aucuns se sont empressés de reprendre pour la présenter comme la parole du Chef à suivre sans discuter alors que, de son propre aveu, il n'a pas plus de pouvoir que les autres dans le système qu'il a lui-même créé ...) : "I hope someone will create lots of articles about lots of famous dresses. I believe that our systemic bias caused by being a predominantly male geek community is worth some reflection in this context. Consider Category:Linux distribution stubs - we have nearly 90 articles about Linux distrubtions, counting only the stubs. With the major distros included, we're well over a hundred. One hundred different Linux distributions. One hundred. I think we can have an article about this dress. We should have articles about one hundred famous dresses". Ce qui, au passage, ne mobilise aucun des principes fondateurs, ni ne présente aucune source. Un simple avis très subjectif ... J'ai connu Sa Divinité un peu plus inspiré !

Sur fr, ce qui m'a le plus interpellé est un argument, repris par plusieurs contributeurs, selon lesquels la simple existence de sources vérifiables, peu importe leur qualité, leur pertinence, leur caractère (primaire, secondaire ou tertiaire) portant sur un sujet suffit à créer un article wikipédien qui lui soit consacré. Trivialement, l'un de ces utilisateurs, Simon Villeneuve, renvoie ainsi à un texte qu'il a récemment rédigé pour la gazette Regards sur l'actualité wikimédienne, et qui affirme notamment, le plus sérieusement du monde, ceci : "Ainsi, du moment où elle est vérifiable, je n'ai aucun problème à ce que votre grand-mère ait son article". J'avoue que ma première réction fut, pour rester poli : "Ah oui, quand même ...". J'avoue également, au passage, que, dans l'ensemble, son essai, intitulé "Quantité contre qualité" s'est révélé à la lecture extrêmement décevant. On aurait pu espérer, vu la philosophie d'emblée affichée, quelques analyses et arguments sur la nécessité de poursuivre le développement quantitatif, ou quelques réflexions expliquant que l'opposition n'a pas lieu d'être, la qualité d'une encyclopédie se mesurant d'abord à la quantité des informations proposées. Une option que je ne partage pas mais qui est défendable et respectable. Au lieu de quoi le lecteur a eu droit à de vagues affirmations péremptoires expliquant que, de toute façon, les articles labellisés, ces vilains exposés trop longs, trop détaillés et trop techniques, ne sont pas lus, suivies d'invectives à la limite de l'insulte à l'encontre des contributeurs, sûrement des crétins, qui osent proposer des articles à la suppression. Admirez plutôt : "Présentement, on retrouve une bonne quantité d'esprits chagrins dans l'un des comités éditoriaux de Wikipédia. Éprouvant beaucoup de difficulté à travailler de manière collaborative, leur objectif semble être de supprimer le travail des autres afin que ces derniers quittent le projet ou deviennent secs et amers comme eux. Ils connaissent par coeur les critères d'admissibilité des articles et les interprètent de manière rigide, sans tenir compte de l'esprit de ces derniers. Je crois que cette attitude est dévastatrice pour notre projet"

 Bref, à ce stade, le débat est dans l'impasse, et la démonstration que toute source vérifiable entraîne automatiquement admissibilité est, pour le coup, peu étayée. Un peu plus de chance, peut-être, avec Gribeco et Léna dont les commentaires qui, au-delà de leur ton, disons, polémique qu'ils auraient pu éviter, semblent expliquer qu'un nombre important de sources (ici plus d'une vingtaine) suffit en lui-même à garantir l'admissibilité. Donc, sans s'attarder sur leur qualité, un grand nombre de sources démontrerait la notoriété d'un sujet. Pourquoi pas, à ceci près qu'ils oublient un élément fondamental : notoriété ne veut pas dire pertinence (encyclopédique). Les médias créent un buzz et une information. Pas une analyse ni une démonstration de notoriété durable, structurelle. C'est bien pour cela que les critères demandent des sources (au minimum secondaires ...) espacés dans le temps. Pour inclure la robe, il faut donc tordre le cou à quelques exigences de rigueur dans le sourçage, et oublier que les sources doivent démontrer la notoriété, et non relayer de simples faits d'information.

De manière générale, la simple présence de sources vérifiables permet simplement de confirmer l'existence d'un sujet. Pas sa notoriété, encore moins sa pertinence à figurer sur Wikipédia. Il ne faut pas mélanger les concepts, la vérifiabilité témoigne de l'exactitude, pas de l'admissibilité. Mélanger ces notions ne grandit certainement pas Wikipédia et témoigne d'un certain manque de rigueur scientifique. Un article vérifiable, oui. Un article uniquement vérifiable, non. Mais sur ce point, comme je le soulignais en introduction, les mentalités évoluent. Très franchement, il y a encore un ou deux ans, cette PàS se serait soldée par une majorité écrasante de "conserver". À l'heure où j'écris ce billet, l'ensemble "supprimer + fusionner" est majoritaire.

Et je m'arrêterai là (j'ai encore fait très long, mea culpa) : je voulais rebondir sur l'affaire Roth (et la santuarisation nécessaire, mais parfois exagéré des sources secondaires qu'elle révèle au grand public), mais ce sera donc pour le prochain billet.