POÉSIE URGENTE
Plus que jamais la poésie est urgente. Vitale comme le pain et le vin. Nécessaire comme la pluie et le soleil, les néons et les nuits polaires.
A l’heure où s’effondre définitivement le rêve révolutionnaire nourri d’octobre 17, à l’heure où l’abjecte massification, l’uniformisation dans le pire médiocre s’accélèrent, à l’heure où en dépit de certaines apparences, la « liberté » de l’individu – fondement incontournable de toute civilisation- rétrécit, à l’heure où les politiques s’épuisent, où les tyranneaux prolifèrent, où les nationalismes, les intégrismes se réveillent, où la pauvreté enflamme les têtes autant que les slogans stupides et simplistes, la poésie est, d’abord et avant tout, une « arme miraculeuse » (Aimé Césaire) pour la Résistance. Totale. Irrécupérable. Sur tous les fronts.Résistance contre ce qui endeuille l’être, souille, mutile, brise, l’élan de l’individu vers le « Champ des
possibles », l’immense continent de la Vie encore inconnu, qui attend son Christophe Colomb. La poésie ne relève pas des dogmes établis. Elle est cet outil pour l’homme qui lui permet de prendre la mesure de sa non-finitude, de sa majesté et de son mystère émouvant et inépuisable. Elle est le vent qui le pousse dans le dos dans sa marche à l’étoile, l’éclair qui l’arrache à l’humus pour le projeter à hauteur d’astres de plomb et de feu.
Langages, étranges copulations de mots, bouleversements de syntaxes, volontés de dialogue, énoncés du monde sensible, fouillements des ténèbres, cris d’amour, d’humour surtout « noir », enracinements dans l’errance, la glèbe ou la « big city », explosions de désespoir qui s’ouvre curieusement sur quelque innommable espérance, la poésie est aussi, dans sa plus haute condensation, germination, acte.
Acte qui implique que tout poète authentique, fut-il élégiaque et soumis aux subtils secrets métaphysiques, est un réfractaire, un vrai outlaw, Hölderlin, Rimbaud, Maïakovski même combat ! Poètes Solitaires. Poètes Solidaires. Jusqu’au revolver, la jambe pourrie, la raison « saccagée ».
La poésie est ce dont l’homme – même s’il l’ignore ou feint de l’ignorer – a le plus besoin pour tracer au flanc du monde la cicatrice de sa dignité. La poésie : un vertige permanent entre la lune et le gibet.
Sans Poésie – libre, follement libre – l’univers serait boule morte. La poésie aux lèvres rouges : la potion magique pour guérir, peut-être, l’angoisse électrique de l’inconnu qui écrivit une certaine heure de fièvre sur les murs de Mai 1968 :
« Y a t-il une vie avant la mort ? »
Ce texte publié par Yann Orveillon en revue fut écrit vers 1990 pour un projet de manifestation de l’association >Les Voleurs de Feu, avec la mairie de Chateauroux, qui n’a pas eu lieu.
.
.Source : les Amis d’André Laude
.
.
.
Choix de textes
.
Je m’appelle personne
Je n’ai pas de nom. Je m’appelle Personne.
Les riches ont l’or,
mes maigres mains creusent le rio.
Mes maigres mains creusent un sillon de mort.
J’ai enterré tant d’enfants que ma mémoire
est une encre sauvage.
Je n’ai plus de mains. Je n’ai plus d’âge.
J’ai la sagesse des grands arbres brisés par les Américains.
Je suis un Peau-Rouge. Jamais je ne marcherai
dans une file indienne.
J’ai très mal au cœur, au sexe, aux entrailles.
Je prie. Je suis Sioux.
Je prie. Je crois à la revanche.
Je suis celui qu’on ne peut pas tuer au cœur de la bataille.
.
J’étais je suis je serai
J’étais pierre éclatée, soleil-sida,
j’étais cadavre sous les brassées de fleurs.
J’étais silence mural. J’étais cimetière de campagne.
J’étais oiseau aux ailes brisées, mazoutées.
J’étais vieux, alcool
parlant sans cesse de guerre dans les djebels.
Je suis un scénario de suicide. Je contemple le fleuve.
Je vois passer des cadavres de veuves.
Je me hais et je veux mourir. Je me hais
et je veux mourir.
Fermez les yeux. Songez une dernière fois
à mon profil de poète grec,
dans la plus pouilleuse île.
Je serai, à partir de ce jour, ciel, ciel et ciel.
Ciel au-delà de vos folies meurtrières.
Je serai ciel. Je serai éternel.
Encre et sang
Je fais de ma vie de
nuit en nuit un tas d’ordures.
Je fais de ma vie une brumeuse chronique.
Je fais de ma nuit le carrefour des fantômes.
Je fais de mon sang un long fleuve
qui tape à mes tempes.
Je fais de ma peur un oiseau noir et blanc
Je fais d’un oiseau mort, pourri,
l’enfant que j’aurais pu être.
Je fais d’un enfant un feu fou, un bloc de cendres.
Je fais de ma mort à venir un festin de serpents.
Je fais d’un serpent la corde pour me pendre.
Je fais d’un long, acharné silence le testament
de tout ce qui fut désastres, horreurs, ennuis,
ruptures et interminables hurlements.
Je pisse de l’encre et du sang.
Je pisse de l’encre et du sang.
Je chante sur le bûcher des châtiments.
Le ver dans le fruit
Je longe le long sillon qui conduit aux morts muets.
Je songe à la neige, aux chevaux de feu,
à l’hiver des paroles.
Je vois des bois brûlés, des vaisseaux échoués,
des mouettes prises par le gel.
Je longe le fleuve de sang et de larmes
qui traverse les inquiétantes ruines.
Je sens l’odeur des prédateurs, l’urine
de la hyène, la matière fécale des jeunes bébés.
J’écris à partir d’un noyau de nuit.
J’écris à partir d’une tranchée noyée de boue.
J’écris corde au cou.
La trappe déjà tremble sous mes pieds.
Je longe le marbre froid qui donne le frisson
et chante une très étrange et vieille chanson,
qui dit qu’aujourd’hui et pour toujours
le ver est dans le fruit.
.
.
Corrida
J’adhère à ma mort comme l’astre au ciel.
La vie cruelle
a tué en moi beaucoup d’or
et d’enfants qui ont pleuré au bord des lèvres.
Le temps est venu
de remettre les pendules à l’heure.
Adieu heure d’été, Adieu heure d’hiver
c’est maintenant l’heure de l’exil blanc et des remords.
Déjà je m’enfonce en terre
chandelle éteinte.
En bon et fougueux matador
j’esquisse une feinte.
À quoi sert de défier cape rouge et cape noire.
La poésie est simple comme bonsoir
au milieu d’une arène de sable et de sang. Décapité
Nous n’habitons nulle part nous ne brisons de nos mains
rouges de ressentiment que des squelettes de vent
nous tournoyons dans un désert d’images diffusées par les
invisibles ingénieurs du monde de la séparation permanente
retranchés dans les organismes planétaires planificateurs
infatigables du spectacle
nous ne sommes rien nous ne sommes qu’absence
une brûlure qui ne cesse pas nous n’embrassons nulle bouche
vraie nous parlons une langue de cendres nous touchons
une réalité d’opérette
nous n’avons jamais rendez-vous avec nous-mêmes
nous nous tâtons encore et toujours
nous errons dans un magma de signes froids nous traversons
notre propre peau de fantôme
le soleil du mensonge ne se couche jamais sur l’empire de
notre néant vécu atrocement au carrefour des nerfs
nous n’avons ni visage ni nom nous n’avons ni le temps
ni l’espace des yeux pour pleurer trente-deux dents
totalement neuves pour mordre
mais mordre où mais mordre quoi
de fond en comble toutes les chaînes
autour desquelles s’articulent nos chairs nos pensées
d’aujourd’hui
jusqu’à ce qu’elles cassent dans un hourrah de lumières de
naissances multiples
décrétons le refus global
les jardins des délices tremblent et éclairent au-delà
la révolte met le feu aux poudres
taillez enfants aux yeux d’air et d’eau les belles allumettes
dans la forêt des légitimes soifs
taillez les belles allumettes pour que flambe le théâtre d’ombres universel.
.
.
Testament de Ravachol, éd. Plasma 1974
Avec ma gueule de métèque
je marche le long des grands boulevards
de l’Europe de l’Ouest sclérosée
à la peau du ventre fripée
Je suis juif de Lodz
j’ai quitté
il y a
à peu près un siècle
le Shettl natal
pour devenir
raccommodeur de vieux vêtements
rue des Ecouffes
fidèle client
de la synagogue
et du bistrot
de Goldenberg
Je m’appelle
Moshé Isaac Lewinshon
Je suis kabyle
du Ravin de la femme sauvage
je balaie les feuilles mortes d’octobre
en récitant du Prévert
L’été je vide les poubelles
c’est beau
Paris à cinq heures du matin
dans l’Ile-Saint-Louis
Là-bas m’attendent
femmes et enfants
je reviendrai un jour
au douar
riche et tuberculeux
Je m’appelle Mohamed Larbi
Fils de la Kahena
Enfant du grand désordre
Je suis nègre
du pays des grands fétiches
et des lacs profonds, brûlants
aux poissons lourds
chez Renault Billancourt
je travaille à la chaîne
À la pause de midi
je tape sur les vieux bidons
cabossés
et ça fait rire les copains français
qui entre eux à voix basse
prétendent
que j’ai bouffé mes grands-parents
Je suis nègre
syndiqué
il y a des femmes blanches
que je désire
en silence
Je m’appelle Abou Diouf
et il paraît
que j’ai vingt-trois ans
je ne bois jamais
car je suis bon musulman
et les autres se mettent en colère
parce que je refuse de me saoûler
en leur compagnie
quand tombe la nuit
sur Pantin Saint-Ouen
Bagneux Ivry
rue Saint-Denis
Avec ma gueule de métèque
je marche le long des grands boulevards
de la civilisation occidentale
j’ai toujours peur
des flics qui cognent
tâtent sournoisement
sous mon imperméable
j’ai toujours peur
des regards haineux
des sourires des mères
qui promènent
leur progéniture
j’ai toujours peur
des néons
de la foule
des bagnoles qui me frôlent
des feux rouges
des fins de journées
des patrons de cafés
et de leurs chiens-loups
J’ai toujours peur
dans le métro
au BHV
dans la rue
dans ma chambre
propre et triste
nue
J’a toujours peur
de mon visage
dans le regard de l’autre
J’ai toujours peur parce qu’obscurément je sais
que je suis coupable
coupable de tout
Pensez :
Je viens d’ailleurs
Ma voix est rauque
je suis différent
Mon sang
a coulé
d’un feuillage inconnu
ici
J’ai toujours peur
Et pourtant
j’aimerais avec chacun
parler
de la pluie
et du beau temps
leur montrer à tous
les vieilles photos jaunies
de là-bas
du pays
Mais je ne peux pas
faire le premier geste
car j’ai toujours peur
Mais je vous demande
Pardon
Le Fou parle n°12 – mars 1980
.
.
Dernier poème
Ne comptez pas sur moi
je ne reviendrai jamais
je siège déjà là-haut
parmi les Elus
Près des astres froids
Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un chemin de pèlerin
Je m’éloigne totalement sans voix
Le vécu mille et une fois m’abuse, vaincu.
Moi le fils des Rois.
.
.Dossier André Laude sur Esprits Nomades
.
.
Lettre à Che Guevara entre lune froide et fusil
Il n’est pas de jour Ma fleur de sang
que je ne touche
dans le temps froid de la contemplation
tes os généreux ton sourire de sierra assassinée
Ici, en Europe, nous continuons à vivre. Nous
faisons mille et mille gestes
nous aimons des femmes nous les blessons parfois
et parfois elles laissent des cadavres dans nos chairs
Ici en Europe nous continuons à discuter
nous écrivons des tas d’articles
des manifestes pour la révolution violente
nous signons des protestations.
Tu sais depuis que tu es de l’autre côté de la montagne
sur le versant le moins éclairé
on torture toujours on tue et des guerres succèdent aux guerres
Guerres locales disent les commentateurs pour rassurer le peuple
Parfois un garçon Il s’appelle Andreas Baader
grand cœur et mauvais marxiste
las saisit l’arme et frape à la tête le mal
et toutes les rues aboient contre sa jeune lumière
Ici, en Europe, nous continuons. Nous
grimpons des étages. Nous regardons les marchandises
dans les vitrines des magasins. Nous lisons des revues
des bandes dessinées Nous allons au cinéma voir
le dernier Godard, le dernier Fellini
et à l’entracte nous achetons des glaces car
c’est l ‘été maintenant et Paris est irrespirable.
Pendant ce temps toi tu t’enfonces plus profondément
Dans la terre Tes yeux s’enfoncent et tes lèvres moqueuses
Et ton flanc et tes mains et tes organes morts
Pendant ce temps toi tu épouses lentement la terre
Une part de toi dans la terre Une part de toi dans mes entrailles
et tu t’enfonces ici et là
Mais dans nos pays on ne t’oublie pas :
Sur les posters tu as l’air terriblement vivant
Fleur de sang
Fleur de sang.
***
Lettre à Antonio Machado entre Collioure et l’Espagne
Repose vieil homme repose calmement
ta part vivante marche parmi nous
ton chant a eu des troupeaux d’enfants
Dans cent voix castillanes je retrouve ton regard simple,
ta main humaine
Repose vieil homme repose calmement
près de la mer bleue, près de l’olivier
avec pour compagne la rumeur des vieillards
qui discutent sur les bancs en dessinant avec leurs souliers
dans la poussière
Repose vieil homme repose calmement
Ton Espagne vit toujours. Certes
On y trouve toujours des senoritos
Toujours on y pleure et espère
on y lutte pour un autre temps
en songeant à toi qui, malade,
ne pensait qu’au pays sombre d’agonie
Repose vieil homme repose calmement
de loin je t’adresse ce jasmin
de fidélité et de respect filial
de loin je t’adresse ce message
de sang de souffle de convictions
plus dures que les épées, invincibles.
Repose vieil homme repose calmement
un jour à dos d’hommes fiers
sur les paumes jointes des pauvres
Entre les mains des mères graves
dans une voiture de lune et d’eau
dans une guitare de sang et d’air
nous te ramènerons là où elle dort
la jeune femme de tes songes, la jeune morte
qui vint secrètement ensevelir tes yeux à Collioure
Collioure de lumière Collioure de deuil Collioure d’exil.
.
.
D’autres lettres poèmes d’André Laude sur le site Danger Poésie
Bibliographie d’André Laude
;
Poésie
Couleur végétale, 1954
Nomades du soleil, 1955
Pétales du chant, 1956
Entre le vide et l’illumination, 1960
Dans ces ruines campe un homme blanc, 1969
Occitanie, premier cahier de revendications, 1972
L‘Assassinatde Baltard, 1972
Rythme cardiaque, 1973
Le bleu de la nuit crie au secours, 1975
Testament de Ravachol, suivi de Corps interdit
et de
Bannière de colère, 1975
Vers le matin des cerises, 1976
FreePeople, 1976
Ticket de quai, 1977
Comme une blessure rapprochée du soleil, 1979
Un temps à s’ouvrir les veines, 1979
19 lettres brèves à Nora Nord, 1979
Riverains de la douleur, 1981
53 Polonaises, 1982
Roi nu roi mort, 1983
Vingt Chants du prince, 1985
L’Œuvre de chair, 1988
Rituels 22, 1989
Mémoires fixes, 1989
Journaux de voyages, 1992
Feux, cris et diamants, 1993
Journal de voyage au Maroc, 1993
Récits
Joyeuse Apocalypse, Stock, 1973
Ruedes Merguez, éditions Plasma, 1979
Liberté couleur d’homme, essai d’autobiographie fantasmée
sur la terre et au ciel avec Figures et Masques, Éditions Encre,
1980
Essais
Le Petit Livre rouge de la révolution sexuelle, avec Max Chaleil,
Nouvelles Éditions Debresse, 1969
Corneille, le roi-image, monographie, Édition Paris
S.M.I., 1973
Le Surréalisme en cartes, Nathan, 1976
Corneille aujourd’hui, éditions Bergström (Suède), 1978
Irina Ionesco, Bernard Letu, 1979
Ouvrages pour la jeunesse
Eléfantaisies, L’École des loisirs, 1974
Luli, phoque fugueur,
La Télédition, 1975
Les
Aventures de Planti
l’Ourson, La
Télédition, 1975
Féeries
pour figurines
et théière, La
Télédition, 1975
Le Brave Homme et l’arc-en-ciel, La Télédition, 1975
Tato tête d’œuf, La Télédition, 1975
Ronge-Tout et Pelucheux, La Télédition, 1975
Rhinocérose, La Télédition, 1975
Ivan, Natacha et le samovar magique, La Télédition, 1975
Animalphabet, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1977
Joe
Davila l’aigle,
avec des illustrations de Berenice Cleeves, Casterman, 1980
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
On peut contacter l’Association des Amis d’André Laude chez André Cuzon au 01 48 66 18 88. Courriel : acuzon@wanadoo.fr
La cotisation annuelle est fixée à 15 euros (Cahier compris).
Le site Poésie Urgente