Livres : Chamisso, un européen au milieu des ombres

Par Bscnews

Tandis que nous avons fêté la chute du mur de Berlin et la réconciliation franco-Allemande, il nous a semblé judicieux d’honorer un écrivain Allemand, né Français, qui prouve que l’amitié peut – et doit – aussi être artistique et littéraire…

Il était français chez les Allemands et allemand chez les Français. Il fut aussi soldat, voyageur, naturaliste et philologue. Il fut enfin un artiste complet : peintre, sculpteur, poète, romancier. Un conte minuscule et fantastique devait le faire s’asseoir auprès des géants, et pourtant il écrivait : « Je voudrais trop étreindre, tout m’échappe, Je suis malheureux. »
A côté de Shakespeare ou de Cervantes, Adelbert de Chamisso fait figure d’anonyme. Il appartient pourtant au club très fermé de la littérature universelle. Il y est entré par la magie d’un livre unique, étrange et magique : La Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a perdu son ombre. Ce chef d’oeuvre est presque inconnu en France, alors qu’à l’étranger, on l’apprécie pour sa facilité de lecture et son humour lumineux. Ce que l’on sait moins, c’est que l’auteur de ce joyau philosophique est né Français et Champenois, au château de Boncourt, en Argonne.
Adelbert, ou Albert, Chamisso, né en 1782, est le rejeton d’une famille aristocratique qui prit peur à la Révolution et émigra outre-rhin en 1792. Liège, Dusseldorf, Bayreuth, et enfin Berlin. Il y fait souche alors que ses parents reviennent en France, après la tourmente. Adelbert se met à la langue allemande en virtuose tout en maîtrisant parfaitement celle qu’il avait « sucée » au sein maternel. Il s’adonne à la littérature allemande, fréquente la fine fleur de l’intelligentsia européenne et romantique. En cela, il fut proche de Madame de Staël, de Gibbons de Humboldt, de Goethe, de Heine et de tant d’autres esprits encyclopédiques et tolérants qui frayèrent le chemin de l’Europe des esprits. Ceux-ci se réunissaient d’ailleurs dans les salons rivaux de deux dames juives, les célèbres Henriette Herz et Rahel Vernhagen, d’où est parti le mouvement des lumières allemand, la Aufklärung. Mirabeau y avait promené son mufle taurin, quelques années auparavant, les préférant à la fréquentation de la cour ennuyeuse et guindée. Il en avait ramené quelques unes de ses thèses réformatrices les plus hardies. Chamisso vint, à son tour, dans les salons puiser l’inspiration.
A l’instar de Robert Lous Stevenson qui écrivit L’Ile au trésor pour son beau-fils, Chamisso écrivit en 1813 La Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl afin de divertir les enfants de l’un de ses meilleurs amis. L’histoire semble simple, c’est celle d’un homme qui vend son âme au diable, mais son existence bascule dans le cauchemar. Désormais riche et monstrueux, il est condamné à vivre loin des hommes... Pourtant derrière le conte aux allures de Faust et les apparences, l’on peut lire la dualité existentielle de l’auteur et du poète. C’est la recherche perpétuelle d’identités plus larges, plus fécondes, qui amène Chamisso à inventer son personnage Peter Schlemihl. Schlemihl, ce qui signifie en dialecte yiddish, « un type qui n’a vraiment pas de chance mais s’en accommode ». Quoi qu’il fasse, le Schlemihl restera toujours dérisoire face aux hommes nantis et sérieux. Si Don Quichotte se bat contre des moulins à vents, Schlemihl court après l’idéal qui n’est peut-être qu’une ombre. Cette ombre est peut-être celle du bonheur. Par un bond de clown, Chamisso rejoint Stendhal qui pensait que la course au bonheur vaut le bonheur lui même. Le bonheur... Cette chimère qui n’existe pas. Ce texte immense, Chef d’œuvre du romantisme allemand, préfigure sans aucun doute Kafka et ses labyrinthes absurde.
Schlemihl, l’homme autre, qui a un pied sur terre et l’autre dans les nuages. Ce concept est rendu en langue allemande par le personnage du Luftmensch, l’homme sans poids, qui flotte, qui s’envole, l’homme ange, le poète par excellence.
Toutefois, Chamisso n’était pas seulement conteur et poète. Il était aussi un éternel «prêt à partir ». Ses recherches le mèneront vers le grand monde, là où le vent « souffle »large. Si ses étapes essentielles furent l’Europe, la Suisse ou l’Italie, à pieds, il possédait en lui le goût d’autres ailleurs. De 1815 à 1818, à bord d’un bâtiment russe il accomplira le dernier tour du monde de la marine à voile, puis écrira Le voyage autour du monde 1815-1818, un chef d’oeuvre scientifique, naturaliste et littéraire où l’on pourra sans peine deviner l’influence de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre.
Dans ce grand livre de voyage Chamisso y mesure sa vocation de naturaliste, science de pinte à l’époque, et s’adonne aussi à la médecine, à la zoologie et à la botanique.
Insatiable et curieux sans aucune limite, Chamisso terminera sa carrière d’écrivain et de chercheur comme directeur du jardin des plantes de Berlin, l’un des plus beaux du monde. Cet Européen d’instinct, pour qui la planète était un éblouissement, se désignait comme un homme de l’avenir. Il écrivit du reste le premier texte connu, et superbe, consacré à l’apparition des locomotives. Et pour ne pas croire seulement à la modernité, Il écrivit aussi une grammaire hawaïenne et des poèmes - Son cycle de poème Frauenliebe und leben (Les Amours et la Vie d’une femme, 1830), et mis en musique par Robert Schumann (opus 42), est un classique ... Et parce que la vie n’est pas que littérature, il se maria, eu sept fils, et continua d’écrire.
Ce déraciné en quête d’un lieu qui ne soit pas limité à des frontières trop humaines, a couru toute sa vie après le pays où l’on arrive jamais, celui de l’éternel retour à l’enfance et à ses sources cosmiques. Pour Chamisso, cette patrie de rêve avait un nom : Boncourt, le château champenois et enchanté des jeunes années. Il devait y revenir une fois, en décembre 1806. Seul face aux ruines de son enfance. Longtemps après, il devait lui dédier un poème...
Je rêve encore à mon jeune âge
Sous le poids de mes cheveux blancs
Tu me poursuis fidèle image
Et renais sous la faux du temps.
Le château de Boncourt, près du village d’Ante, entre Sainte-Ménehould et Givry-en-Argonne, a été totalement détruit en 1793. Il demeure pourtant vivant dans les souvenirs lycéens de millions d’hommes. Des générations d’allemands ont appris par coeur les strophes nostalgiques du Français qui chantent le paradis perdu des halliers ardennais. C’est un peu outre-Rhin l’équivalent du Lac de Lamartine :
En rêve je reviens vers mon enfance...
Comment m’avez-vous rejoint, images
que je croyais depuis longtemps oubliées ?
Là, derrière ces fenêtres
j’ai rêvé mon premier rêve...
Au carrefour de deux littératures et de deux patries, Chamisso fut à tous égards un métis culturel. Le passe-frontière, champenois de culture française et allemande, fut un Européen avant la lettre, désireux de se libérer d’une nationalité contenue dans le corset d’une nation. Quitte à en souffrir. Errance et souffrance qu’il avait résumées mieux que personne :
« Je suis français en Allemagne et allemand en France, catholique chez les protestants, protestant chez les catholiques, philosophes chez les gens religieux et cagot chez les gens sans préjugés, homme du monde chez les savants et pédant dans le monde, jacobin chez les aristocrates et, chez les démocrates, un noble, un homme de l’Ancien Régime ; je suis un étranger partout. Je voudrais trop étreindre, tout m’échappe, Je suis malheureux. »
Chamisso ressemblait à son personnage le malchanceux ; il se croyait européen, mais, peut-être, n’était il qu’un ombre...

Eric Poindron


BIBLIOGRAPHIE
La première édition complète des œuvres de Chamisso fut éditée par Julius Eduard Hitzig (1780-1849) (6 volumes en 1836).
C’est aussi à Hitzig que l’on doit la biographie de Chamisso Leben und Briefe von Adelbert von Chamisso (1881)
La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl, composée en allemand, est publiée pour la première fois en 1814. La première traduction française, laquelle Chamisso a laquelle Chamisso et son frère Hippolyte ont participé a paru en 1822 sous le nom de Pierre Schlemihl (Paris, Ladvocat libraire, Palais-Royal, Galerie des bois, n°195, In-8 ou In-12. Selon les sources) Toutefois l’éditeur s’étant permis des changements, des coupes et des approximations, Chamisso n’y reconnut pas son texte.
Une très belle édition parut en 1893 : Pierre Schlemihl, Paris, E.Dentu, 1893 , " Petite Collection Guillaume", Illustration de Marold et Mittis.
N.B. Si l’œuvre de Chamisso a atteint sa reconnaissance en Allemagne ou en Angleterre, il n’en est pas de même en France. Pour découvrir ses livres et les rares études, le mieux est de fréquenter les bibliothèques...
Les origines champenoises d’Adelbert de Chamisso, de Louis Brouillon (Paris, Académie de Reims, 1910)
Choix de poésies, de Chamisso, traduction et introduction de René Riegel (éditions Aubier-montaigne, paris, 1950)
Chamisso, acte des journées franco-allemandes des 30 et 31 mai 1981 (centre d’études argonnais, Sainte-Menehould 1982)
Le Voyage autour du monde 1815-1818, fut traduit seulement pour la première fois en 1981 aux Édition Le Sycomore, disparut assez rapidement, puis fut réédité chez José Corti en 1981.