Citation : Foglia et le professeur de littérature
Par Placebo
Extrait du billet
Carnet de voyage de Pierre FOGLIA,
La Presse, jeudi 13 septembre 2002
« Je suis arrivé à l'heure du
souper à Neuville, chez les McCabe, jeune couple dans la trentaine. Je
ne les connaissais pas, lui, Alexandre, a gagné le concours du récit de
Radio-Canada cette année, il me l'avait envoyé pour que je lui dise ce
que j'en pense. À ce moment-là, le surlendemain des élections, je n'en
pensais rien, ne l'ayant pas encore lu.
Il
est prof de littérature à Saint-Augustin-de-Desmaures, le village
voisin, dans un collège privé professionnel, il parle de Miron, Camus
- il est fou de Camus, il a appelé son chien qui, ce jour-là, sentait la
mouffette, Albert -, il parle de Camus, Miron, VLB, Annie Ernaux, de
Proust aussi à des futurs flics, des futurs pompiers, à des filles de
mode, peut-être bien des coiffeuses. Il leur parle de littérature.
J'ai souvent décliné ici les 100 métiers que j'aurais pratiqués avec
autant de plaisir que celui de journaliste, j'ai oublié celui-là, le
plus exaltant pourtant: donner envie à des pompiers de lire Miron.
Vous leur dites quoi ?
Je prends par exemple un vers de Miron, tout le noir de ces hommes est entré en moi, ou mieux encore pour ce que je propose de leur dire : je ne chante plus, je pousse la pierre de mon corps,
de là, j'en viens à la littérature signifiante, celle à laquelle nous
sommes obligés parce que c'est là, que nous en sommes ici, chez nous,
parce que nous n'avons pas encore la liberté d'écrire en "satisfaits",
comme Proust par exemple, c'est merveilleux Proust, je suis un grand
admirateur de Proust, mais nous avons plus urgent, nous avons à pousser
la pierre de notre corps.
Je ne vous jure pas que c'est exactement ce qu'il a dit, cela
ressemblait à ça, je l'écoutais à demi, encore sous le coup d'un
embarras qui m'était venu un peu plus tôt dans la cuisine, où sa femme
s'activait à préparer le repas, effluves prometteurs, boîtes de sirop
d'érable ouvertes sur le comptoir, une tarte?
Je ne pouvais malheureusement m'attarder, et c'est avec un rien de
brusquerie, pour couper court d'avance à leurs protestations, que
j'avais averti: il n'est pas question que je soupe ici...
Ils se sont regardés, étonnés, j'ai compris aussitôt qu'il n'avait
jamais été question de m'inviter. Je suis devenu soudainement très rouge
et très embarrassé de ma conne personne, embarras qui ne me quitta pas
de l'entrevue, il me parlait de la tombe de Camus à Lourmarin, des
abeilles qui s'affairaient dans la lavande alentour, mais ce n'était pas
la lavande que je reniflais, c'était le sirop d'érable, m'insultant
tout bas: ce que tu peux être con des fois, Foglia, non mais ce que tu
peux être con. Une chance que t'es beau.
Le soir même, dans un motel anonyme, j'ai lu son récit, celui qui a
gagné le concours de Radio-Canada, le titre est tarabiscoté: Chez la Reine - "Les exilés",
le texte est lumineux, ce jeune homme écrit «vieux», je veux dire hors
d'atteinte des modes, bref de la littérature, et justement de la
littérature signifiante (même si ce n'est pas ma préférée), on pense au
Camus de Noces et dans Noces à L'été à Alger, page 48 chez Folio : "pour ceux qui sont trop tourmentés d'eux-mêmes, le pays natal est celui qui les nie".
Le 30 octobre 1995, jour du référendum, à Sainte-Béatrix, Alexandre
McCabe, qui a 14 ans, est en visite chez sa tante que l'on appelle la
Reine, parce que son mari est le Roi du tapis, vente et installation de
revêtements intérieurs et extérieurs.
La journée se terminera comme l'on sait. Les trois derniers mots du
récit sonnent le glas d'une autre espérance: rien n'avait changé.
Un jour, ce gars-là va écrire un livre, c'est sûr, on en parlera
beaucoup, vous vous rappellerez peut-être que j'ai failli être invité à
sa table. »