Le Rafale pourrait-il prendre la place du F-35 ?
Dassault Aviation est capable de faire preuve d’humour, qui plus est au niveau le plus élevé de sa hiérarchie. Ainsi, Charles Edelstenne, son PDG, redoutable pince-sans-rire, évoque volontiers les progrčs enregistrés dans la construction de l’Europe de la Défense …grâce au Lockheed Martin F-35 Lightning II, alias Joint Strike Fighter. Et le voici qui va plus loin encore dans la dérision en suggérant que le Rafale prenne la place dudit JSF, lequel se débat actuellement dans d’inextricables difficultés de tous ordres. Alors que l’avion de combat français respecte les budgets qui lui ont été attribués il y a bien longtemps en męme temps qu’il a déjŕ prouvé toutes ses capacités opérationnelles.
Le Rafale américain ? C’est évidemment un café du commerce, comme les aimait Marcel Dassault. Mais la remarque acerbe de Charles Edelstenne, formulée ŕ Brest lors de l’université de la Défense, n’en suscite pas moins des commentaires trčs sérieux en męme temps qu’elle évoque de bien mauvais souvenirs quant ŕ l’évolution de l’industrie aéronautique européenne au fil de ces derničres décennies.
Il y a exactement 37 ans, le Ťmarché du sičcleť a opposé le Dassault Mirage F1E doté d’un Snecma M53 au General Dynamics YF-16, alors simple démonstrateur technologique que le Pentagone avait promu du jour au lendemain au rang d’arme fatale anti-Dassault. Le constructeur français, qui avait accumulé de longue date de solides succčs sur les marchés d’exportation, avait hissé ce marché du sičcle au rang d’affrontement violent entre l’Europe et les Etats-Unis. Pour Washington, il s’agissait d’éviter ŕ tout prix une victoire spectaculaire de l’avionneur français au cœur de l’OTAN, 348 avions de combat qu’allaient acheter conjointement les Pays-Bas, la Belgique, la Norvčge et le Danemark.
La victoire américaine, remportée de justesse ŕ la mi-1975, a coűté trčs cher ŕ l’Europe en général, ŕ l’Europe de la Défense en particulier. Un tiers de sičcle plus tard, seuls les historiens reconnaissent ouvertement que cet épisode a ouvert la voie au JSF, cette machine américaine, puissante et sophistiquée, ne trouvant en face d’elle qu’une opposition malheureusement trčs fragile. D’autant que l’Europe, déjŕ en 1975, était incapable de parler d’une seule voix et de bien comprendre des enjeux qui sortaient largement des limites chronologiques d’actions d’hommes politiques beaux parleurs mais un peu limités.
Ainsi, en un premier temps, la Belgique avait choisi le F1E et son Premier ministre, Edmond Leburton, espérait entraîner ses trois partenaires ŕ sa suite. D’autant que son influent collčgue Leo Tindemans avait précisément été chargé d’une mission européenne d’envergure. Mais cette Europe-lŕ passait par Fort Worth, au Texas, et non par Saint-Cloud, en région parisienne. D’oů le renoncement des Belges au F1E, encouragés par un fort lobby anti-français, et la victoire spectaculaire du YF-16. Cet épisode est devenu un grand classique qui occupe une place de choix dans la mémoire collective de l’ex-General Dynamics et dans celle du Pentagone, accessoirement officine de promotion de matériels militaires de pointe sur les marchés étrangers amis.
Charles Edelstenne, ŕ cette époque, venait d’entamer une belle carričre chez Dassault Aviation et il a évidemment beaucoup entendu parler de la rivalité F1E/YF-16. Aussi, aujourd’hui, le dossier JSF lui parle-t-il plus qu’ŕ d’autres. Mais ce constat ne lčve pas le voile sur un véritable mystčre : pourquoi l’Europe a-t-elle permis au JSF de trouver son chemin sur le Vieux Continent, comment ce programme extraordinairement ambitieux de 1.500 milliards de dollars a-t-il provoqué le renoncement du Royaume-Uni en matičre d’avions de combat, BAE Systems en tęte ? La liste des partenaires du JSF est édifiante : par ordre chronologique de signature des accords, elle comprend le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, la Turquie, le Canada, l’Australie, le Danemark et la Norvčge. S’y ajoutent trois clients, Israël, le Japon et Singapour. Il s’agit d’un programme véritablement mondial, qui écrase tout sur son passage malgré ses incommensurables difficultés, budgétaires, techniques, opérationnelles, et son grand retard.
Cette machine hégémonique n’a pas été imaginée du jour au lendemain, sa mise en place a exigé un travail préparatoire considérable. Oů était l’Europe, ŕ ce moment-lŕ ? Phagocytée par les successeurs de Leo Tindemans, par des anti-français fascinés par la culture américaine ? Oů étaient les politiques, que faisaient les agences de l’armement, que disaient les états-majors ? Aujourd’hui, les jeux sont faits, irrémédiablement faits, mais il faudra quand męme, tôt ou tard, analyser les causes de cette dérive. La notion de préférence européenne, qui fit en son temps l’objet de belles envolées lyriques, s’est perdue dans les sables mouvants d’une Europe de la Défense timide, fragile, qui a commencé ŕ se déliter nous nos yeux le jour-męme de l’échec du Mirage F1E. Charles Edelstenne vient de nous le rappeler, ŕ sa maničre.
Reste ŕ savoir ce qu’il adviendrait dans l’hypothčse, d’une brűlante actualité, oů EADS et BAE Systčmes choisiraient d’unir leurs destinées. Un vrai casse-tęte, bien que la création de valeur et le retour sur investissement ne connaissent plus de frontičres. Le moment est venu de faire preuve de beaucoup d’imagination : EADS, actionnaire de Dassault Aviation mais aussi partenaire important de l’Eurofighter/Typhoon, marié ŕ BAE Systems, pivot européen du JSF ? On attend d’ores et déjŕ le commentaire de Charles Edelstenne…
Pierre Sparaco - AeroMorning