Après le film hurlé dans les hauts-parleurs enchinoisés du monastère hier soir, et la sarabande des chiens durant la nuit, le petit-déjeuner accueille des trekkeurs peu réveillés. Graziella, dont c’est le premier trek, est en retard. En aspirant son œuf, elle nous apprend tout ingénument que Mozart a été enterré dans une fosse « septique » - étonnant, non ? – elle voulait sans doute parler de fosse « commune » ?
Nous voici en benne de camion cahotant sur la piste défoncée et klaxonnant longuement pour rameuter les clients ou écarter les moutons. Nous grimpons la montagne en croisant des petits se rendant à l’école vêtus de plusieurs couches contre le vent mauvais, casquette sur la tignasse et baskets défoncées aux pieds. Les locaux qui s’empilent dans la benne avec nous ont une allure de paysans déboulant dans la modernité chinoise : parlant fort, crachant ferme, clopant rude. Ils ont le geste brusque et le rire gras. Cela me rappelle les années soixante en France où le petit-bourgeois étalait son contentement de lui en marcel, clope au bec et bide en avant.
Une fois descendus de la benne brinquebalante à mi-chemin de la montagne, nous accomplissons nos premiers pas en chaussures de trek. L’échauffement est lent avec le décalage horaire qui sévit encore et l’altitude élevée à laquelle nous sommes loin d’être habitués. Le paysage s’ouvre en un cirque grandiose de monts pelés. Il est planté de buissons ras et de touffes d’armoise odorante. Ce parfum balsamique nous repose de la touffeur de beurre et d’encens des temples. Derrière nous, la vallée du Tsangpo s’étend en couleurs pastel, bleu, ocre et vert. Une barre de nuages gris souligne le sommet des montagnes. Le long des ruisseaux qui coulent vers nous l’herbe est verte et drue, une vraie gourmandise de vache. Deux beaux chiens tibétains, roux à la queue enroulée en escargot, nous tiennent compagnie. Ils coursent un moment un gros lièvre gris à queue blanche qui, connaissant tous les trous du sol, finit par leur échapper après avoir bien ri. Cela nous permet d’admirer les bonds élégants du chien de tête au-dessus des buissons.
Parvenus à un gompa de nonnettes, nous écoutons un moment le chant à peine grave des psalmodies monotones dans le hall d’assemblée. Il est ponctué du pur tintement des clochettes, du son très bas des trompes, de celui un peu plus haut de la conque, et des battements lents des tambours sourds. La cérémonie est reposante, apaisante. Les nonnes au crâne rasé semblent se barber car, tandis que la bouche marmonne en rythme, les yeux furètent de curiosité, avide de neuf. Derrière le hall s’élève la petite chapelle encombrée du fatras habituel. C’est un entassement de statues de terre dorées, de photos, d’offrandes, de bols d’eau ou de beurre, de katas blancs. Aucune fenêtre ; nous observons le tout à la lueur tremblotante et nauséeuse des lampes à beurre à laquelle se mêle l’encens des fumigations de genévrier. Dans ce qui est, à mes yeux, un foutoir de superstitions entassées, le religieux se dilue sans doute. Mais il faut de tout pour faire un peuple ; si je préfère l’épure spirituelle, les masses adorent le support bien matériel des bondieuseries. La vision juste consiste à reconnaître la pureté originelle dans tous les phénomènes et la nature de bouddha chez tous les êtres.
Autour du gompa tourne inlassablement une vieille, égrenant son rosaire et actionnant son moulin à prières. Elle observe très intéressée mon stylo qui court sur le papier lorsque j’écris ceci, révérant le geste du Savoir. La supérieure nous met dans les mains quelques graines de genièvre, un médicament d’altitude, diurétique et sacré, que nous croquons consciencieusement. Caresses au petit âne venu chercher de la compagnie. Les deux sacs à puces de la montée se sont allongés pour dormir. Le soleil donne fort et chauffe la pierre. Nous enfilons casquettes et lunettes de soleil ; les filles se crèment abondamment, sous les yeux intéressés des nonnes ayant renoncé au monde mais pas à voir comme il va. Certains achètent pour quelques sous des drapeaux de prière de coton grossièrement imprimé, pour pendre un peu plus haut en signe de respect.
Nous reprenons lentement – très lentement – la montée. Nous sommes à plus de 4000 mètres et chaque pas commence à compter. Le cœur bat, le souffle raccourcit, les jambes s’alourdissent. Nous observons des oiseaux familiers, un noir à la queue noir et blanche, piaillant comme un traquet motteux, puis une sorte de rouge gorge tout ocre rouge sur le poitrail et le ventre. Immobile au bord de son trou, en hauteur sous une roche, se tient un pika-pika, une sorte de hamster aux yeux brillants et au museau qui remue.
Nous grimpons jusqu’aux ermitages de Chimpu où des solitaires passent l’année dans les fentes de rochers qu’ils ont sommairement aménagé pour dormir, cuisiner, étudier et prier. Ils accomplissent ces activités dans cet ordre, de la plus animale et nécessaire à la plus spirituelle et volontaire. Nous jetons un œil dans un antre, après que Tawa eut demandé l’autorisation et Gérard livré quelques billets en offrande. Un grabat de coton rempli d’herbes, une bouilloire noircie sur un foyer réduit, une chapelle avec une lampe à beurre allumée devant une représentation de Bouddha, quelques livres sacrés, quelques hardes et quelques provisions – voilà tout. L’hiver enneigé et glacé doit être le plus rude. Sinon, la nature alentour, la vue étendue sur les lointains, la proximité d’un lieu saint, la méditation sur les textes et l’introspection, forment un cadre et un programme pour acquérir et développer des pouvoirs spirituels dont on ne peut avoir idée, nous qui sommes pris dans une agitation quotidienne et sociale inconnue ici. Si la beauté, pour le bouddhiste, est éphémère, elle est ce qui procure un sentiment de plénitude. Seul l’Éveil qui libère définitivement de l’ignorance (et de la souffrance) permet la véritable plénitude. En attendant cette libération, la beauté la moins impermanente dans la durée d’une vie humaine est peut-être celle de la nature sauvage. Plus d’une centaine d’ermites méditent ardemment en ce lieu, générant « une puissante atmosphère magnétique et magique à l’intention de tous ceux qui sont sincères envers la pratique » selon le guide du pèlerinage tibétain. Une énorme roche pyramidale est le point remarquable – donc sacré – autour duquel se pressent les ermites.
Nous montons jusqu’au sanctuaire de Gourou Rinpotché, installé vers 4300 mètres, juste au-dessus de la grotte où le maître aurait médité. De là, nous avons une large vue sur le Tsangpo et sa vallée. Le rocher est illustré comme à Lourdes : statue dorée, vitre de protection, bols d’offrandes, lampes à beurre. Un temple à deux niveaux a été érigé au-dessus. Accessible par un court tunnel, une petite caverne serait celle du lama-traducteur Vairocana. Nous prenons le pique nique sur la terrasse, au soleil devenu très vif.
La redescente est plus facile, plus rapide malgré la chaleur. Mais le camion est parti accompagner un groupe de chinois qui doit prendre le bac et nous devons l’attendre un moment à l’ombre, près d’un ruisseau. Le retour en camion nous paraît particulièrement brinquebalant, mais nous arrivons tôt au camp, ce qui nous permet de nous réhydrater, de nous laver, et de vaquer chacun à ses affaires.