merci à Claudine R
Il y a quelque chose de terrible dans chaque vie. Il y a, dans le fond de chaque vie, une chose terriblement lourde, dure et âpre. Comme un dépôt, un plomb, une tache. Un dépôt de tristesse, un plomb de tristesse, une tache de tristesse. À part les saints et quelques chiens errants, nous sommes tous plus ou moins contaminés par la maladie de la tristesse. Plus ou moins. Même dans nos fêtes elle peut se voir.
La joie est la matière la plus rare dans ce monde. Elle n'a rien à voir avec l'euphorie, l'optimisme ou l'enthousiasme. Elle n'est pas un sentiment. Tous nos sentiments sont soupçonnables. La joie ne vient pas du dedans, elle surgit du dehors — une chose de rien, circulante, aérienne, volante. On lui accorde beaucoup moins de crédit qu'à la tristesse qui, elle, fait valoir ses antécédents, son poids, sa profondeur. La joie n'a aucun antécédent, aucun poids, aucune profondeur. Elle est toute en commencements, en envols, en vibrations d'alouette.
C'est la chose la plus précieuse et la plus pauvre du monde. Il n'y a guère que les enfants pour la voir. Les enfants, les saints, les chiens errants. Et toi. Tu l'attrapes au vol, tu la redonnes aussitôt, il n'y a rien d'autre à en faire. Et tu ris, tu ne sais que rire devant tant de richesse donnée, reçue.
Tu as pourtant affaire, comme chacun, à cette chose terrible dans ta vie, à cette ombre terriblement lourde, dure, âpre. Tu lui fais place comme au reste. Tu ouvres la porte à la tristesse si aimablement qu'elle en est perdue, qu'elle en perd ses manières sombres et qu'on ne la reconnaît plus.
La grâce se paie toujours au prix fort. Une joie infinie ne va pas sans un courage également infini. Dans tes rires c'est ton courage que j'entendais: un amour de la vie si puissant que même la vie ne pouvait plus l'assombrir.
Christian Boblin, La plus que vive (coll. Folio/Gallimard, 1999)
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