Les drapeaux continuent à fasciner les foules, et pas simplement arabes (il suffit de penser aux manifestations d’hier pour l’indépendance de la Catalogne). Après l’emblème israélien il y a un peu plus d’un an, un nouveau chapitre dans la vexillologie du printemps arabe a été écrit avec l’affront subi par la bannière étoilée arrachée de l’ambassade des USA au Caire (ainsi qu’au consulat de Benghazi, où un citoyen nord-américain a été tué). Belle occasion de développer des clichés (dans tous les sens du terme), en particulier à cause de la présence d’un oriflamme qui n’a pas fini de faire parler de lui sur les différents théâtres des contestations arabes (ici à Tunis), à savoir le drapeau noir orné de la profession de foi, aujourd’hui attribué (voir cet article dans Slate par exemple) aux « islamistes », dont on ne sait plus très bien s’ils sont jihadistes ou salafistes !
La couleur des drapeaux peut changer, mais on note tout de même que, dans ce que Henri Laurens a décrit comme « le grand jeu arabe », « la rue » manifeste avec une belle constance sa colère à l’encontre des symboles nationaux de certaines puissances politiques. On verra le destin médiatique qui sera donné à cette photo (voir ci-contre : cliquer pour agrandir) prise hier au Caire. Une chose est toutefois certaine, il va être difficile de l’intégrer telle quelle au grand imagier du « printemps arabe » que publient les médias du monde depuis le début des soulèvements il y a bientôt deux ans. Ce « grand imagier », on peut en saisir les traits sous une forme condensée à l’occasion d’un événement comme Visa pour l’image, le grand rendez-vous annuel du photojournalisme, qui s’intéresse bien entendu à cette question d’actualité comme il l’avait fait déjà lors de la précédente édition. Un exercice très rarement satisfaisant, tant est grande l’impression de déjà vu dans ces instantanés qui, le plus souvent, se contentent de redoubler la vulgate officielle des événements, en donnant très rarement un sentiment de présence que l’on ressent au contraire si fortement avec les photos de Louisa Gouliamaki, Angelos Tzortzinis et Aris Messinis, les photographes grecs du bureau AFP d’Athènes.
Parmi toutes ces images de l’actualité arabe, une exception tout de même, le travail de Johann Rousselot. Interpellé par la place d’internet, des blogs et des réseaux sociaux dans les mouvements, le photo-reporter a choisi de proposer, sous le titre « Colères. Les peuples arabes à bout – Icônes révolutionnaires », une série de portraits de cette jeunesse arabe « connectée aux valeurs des pays dits libres et démocratiques ». Il l’a réalisé en superposant les « vraies » photos des manifestants aux codes, symboles et autres graffitis, éventuellement récupérés sur la Toile. (En plus des quelques échantillons présentés ici, il faut voir l’ensemble de ce travail sur son site.) Photomontages donc, images artificielles par conséquent, qui s’avèrent en définitive plus « parlantes » que les images « naturelles », avec en plus ce bénéfice que leur auteur ne pose pas à l’objectivité mais affiche au contraire sa subjectivité, ici militante.
Dans cette série où figurent également le Maroc, la Tunisie, la Libye et l’Egypte, la Syrie occupe une place à part. Marqué par « l’abondance indécente des vidéos amateurs, parfois insoutenables, et principal témoignage de la situation dans le pays à ce moment-là », le photographe est revenu à un système plus classique de superposition d’images, avec des portraits de militants qui se détachent sur un arrière-plan, plus flou, de photos témoignant d’une très grande violence. Même si on aimerait y voir un reflet de la spécificité, évoquée il y a pas mal de temps de cela, du « régime de vérité » propre à la circulation de l’information dans le cas syrien, cette variation par rapport à l’ensemble de la série s’explique davantage par les conditions du travail sur le terrain.
Ce choix esthétique, probablement lié aux circonstances (les portraits des militants ont été réalisés dans les camps de réfugiés en Turquie), n’en est pas moins, sans doute à l’insu de leur auteur, un assez bel hommage aux créateurs cinématographiques syriens. En effet, cette manière de refuser l’illusion de la « capture du réel » pour choisir au contraire d’en évoquer la complexité, est une question que n’a cessé de se poser Omar Amiralay, le très grand cinéaste, animateur du printemps de Damas en 2000, alors que Bachar El Assad venait tout juste de succéder à son père. Tragiquement, le destin a voulu que son décès survienne à Damas, à l’aube des premières manifestations pacifiques comme le rappelle Chantal Berman, dans cet article (en anglais) qui évoque d’ailleurs incidemment le regard que la machine du Baath, le parti au pouvoir, pouvait porter sur internet et ses techniques.
Cette façon de préférer à la « fiction traditionnelle » le documentaire capable d’une interprétation créatrice du réel a fait école en Syrie, notamment auprès d’Orwa Nairabiya (ou encore Urwa Nyrabia : عروة نيربية), créateur en 2008 de Dox Box, un festival documentaire devenu à la fois une référence dans la région et le symbole, sur place, d’une possible évolution de la société en dépit de la persistance du régime… La dernière édition, en 2011, des Journées du cinémal du réel (leur nom en arabe) avait ainsi reçu le soutien officiel du ministère de la Culture, une décision controversée qui avait obligé l’animateur de Dox Box à s’expliquer en rappelant son exigence d’indépendance (article en arabe).
Orwa Nairabiya n’est jamais monté dans l’avion qui devait, le 23 août dernier, l’emporter au Caire. Ses proches sont sans nouvelles de lui. Une campagne de soutien internationale réclame sa libération.