Le designer Mathieu Lehanneur est connu pour sa capacité à explorer des domaines « aux limites du design », notamment les rapports entre les hommes et leur environnement.
Il avait par exemple conçu pour son projet de fin d’études une collection d’objets thérapeutiques. Sa réflexion a porté sur la part psychologique du médicament (effet placebo), sur notre relation à la maladie, pour :
- Faire que le patient participe pleinement de son traitement.
- Faire du médicament un objet communicant, un objet de sens qui soit un fragment du discours du médecin.
- Remettre en cause l’approche exclusivement scientiste et mécaniste de la pharmacologie moderne.
- Jouer sur l’attirance, le désir, la peur, la répulsion d’un dispositif ou d’une forme. (Approche de la forme par la gestuelle, l’usage et le rite.)
Chaque projet a été le fruit d’une recherche et l’élaboration du scénario, préalable au dessin. Il nous parle aujourd’hui de sa démarche, ainsi que de ses autres projets.
Q. : Comment vous présenteriez-vous ?
Mathieu LEHANNEUR : Je travaille sur des projets extrêmement variés, j’interviens autant en tant que directeur artistique, que designer industriel, que sur des pièces uniques…
Je ne suis pas un spécialiste : je travaille sur des projets très différents : salle de spectacle, industrie pharmaceutique, soins palliatifs, commandes électriques, luxe…
En revanche la constante est que je suis toujours contacté à des moments charnière par mes interlocuteurs, que ce soit une grande entreprise ou un curé de campagne… Je pars des contraintes qui leur sont propres, pour les « stretcher ». Mais toujours sur des univers différents !
Q. : Votre projet d’objets thérapeutiques a été l’un des premiers de votre carrière. Comment y êtes-vous arrivé ?
ML : Pendant mes études je m’étais inscrit comme cobaye pour des tests de médicaments, pour me faire de l’argent…
J’ai constaté que l’objet est de plus en plus ciblé, mais que l’apparence ne suivait pas… De plus l’observance est un vrai problème : 50% des prescriptions ne sont pas correctement suivies…
Les industries pharmaceutiques ont tendance à penser uniquement packaging car on ne leur a proposé que cela. De plus, l’approche du secteur est totalement scientifique, ne laissant aucune place à l’irrationnel : « la molécule est reine » comme me disait un responsable de grand groupe pharmaceutique, s’opposant ainsi aux guérisseurs d’autrefois, et à leur approche liée à des croyances, de la superstition…
C’est l’aspect humain la matière humaine qui m’intéressait, j’ai donc abordé le sujet par le coté comportemental et relationnel, pour faire un travail prospectif médical dépassant le packaging. La question était : qui va se soigner, comment cette personne va vivre le soin…
Je suis parti de deux parallèles :
- celui de la cuisine : sachant que les principes actifs sont généralement des farines, j’ai considéré tout ce que l’on pouvait faire avec…
- celui du western : dans les films les cowboys à qui l’on retire une balle mordent un bâton… Pourquoi ne pas reprendre ce modèle en y ajoutant un principe actif ? Cela pourrait avoir un effet multiplicateur sur le traitement…
Je voulais que le projet soit concret. J’ai donc travaillé avec des professionnels du secteur : un laboratoire de galénique, un médecin généraliste, un psychiatre hospitalier.
< Les projets issus de cette recherche sont détaillés en pied de cet article >
Q. : Quels a été la réaction du secteur à votre proposition ?
ML : A l’issue de ce projet, j’ai monté une société spécialisée en design pharmaceutique, j’ai rédigé des articles pour des revues spécialisées du secteur pharmaceutique, j’ai fait des interventions en conférence, le projet a même été acheté par le MOMA (bien que je ne considère absolument pas cela comme sa finalité – l’objectif n’était pas artistique mais bien industriel)… Il a malgré tout fallu attendre 10 ans (2011), pour que ses destinataires, les industries pharmaceutiques, s’intéressent réellement au projet. Il fallait pour cela qu’il y ait un besoin de rupture, de casser les codes
Il faut dire qu’à présent le contexte est bon : beaucoup de produits « blockbusters » deviennent généricables, les monopoles tombent… De plus, au début des années 2000, le secteur pharmaceutique s’est fait piller ses codes par l’agroalimentaire et la cosmétique qui en ont compris l’intérêt business…
Les industriels doivent réagir ! L’approche prospective devient réelle, ou tout le moins réaliste…
Q. : Entre-temps vous vous êtes consacré à des projets totalement différents…
ML : Effectivement, je ne voulais pas me spécialiser, je voulais garder un esprit distancié pour jouer la transversalité et apporter un regard extérieur, quel que soit le secteur…
Je suis récemment intervenu auprès de l’Unité de Soins Palliatifs du Groupe Hospitalier Diaconesses Croix Saint-Simon, dont le chef de service, le docteur Gilbert Desfosses, est commanditaire d’une œuvre [NDLR : dans le cadre de l’action « Nouveaux Commanditaires » soutenue par la Fondation de France, avec la médiation de OBJET DE PRODUCTION. Le projet a reçu le soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso, de Hermès Sellier et de l’ANCRE] pour faire de ce lieu un lieu de vie.
Le dispositif qui sera installé fin 2012 en réponse à cette demande est un écran circulaire montrant le ciel de demain dans les chambres des patients.
Cet écran permet aux familles de trouver leur place auprès du patient : quand les visiteurs parlent, c’est du futur, et cela est difficile quand il est limité… Parler du temps qu’il fait, qu’il fera demain facilite la discussion. De plus c’est un dispositif apaisant pour le patient.
On peut décider de quel ciel choisir, selon que l’on a de la famille dans telle ou telle région.
Concrètement, il s’agit d’un cercle de 60 cm de diamètre, que des optiques placées devant les led rendent flou comme un tableau impressionniste…
Parmi mes projets actuels,
- un nouveau lieu : ce sera le lieu des plus belles fêtes de paris…
- l’escale Numérique, un mobilier intelligent conçu pour JCDecaux, pour la mairie de Paris, apportant des jeux et du numérique dans l’espace public
- des projets dans l’hôtellerie
- un projet avec le CEA, un objet autonome utilisant de la micro-énergie, qui sortira début septembre
Q. : Quels conseil donneriez-vous à des chefs d’entreprise n’ayant jamais fait appel à des designers ?
ML : Je vais paraphraser le Pape… « N’ayez pas peur ! »
Merci Matthieu pour ces explications, nous attendons avec curiosité et impatience vos prochains travaux !
Site web Mathieu Lehanneur
Credit Portrait : © Jean-Luc Luyssen / Madame Figaro
Crédit photo : Demain est un autre jour, Mathieu Lehanneur, prototype © Felipe Ribon
En savoir plus sur les projets prospectifs évoqués dans cet article :
- La baguette de sommeil
Elle s’utilise pour endiguer les troubles insomniaques qui ne nécessitent pas de véritables traitements pharmacologiques.
Il suffit de faire infuser une de ces baguettes dans un verre d’eau et d’attendre qu’elle se ramollisse pour boire la potion. Le temps que mettront ces baguettes à s’assouplir est déjà une invitation au sommeil.
- La gourde
La gourde est prescrite comme traitement de cure en période de stress ou de fatigue passagère. Elle doit être rempli de quelques centilitres d’eau puis pincée au niveau du goulot. L’eau fait réagir les pépites effervescentes qui mettent la gourde en vibration avant d’être bue.
La gourde est en polymère imperméable aux liquides mais perméable aux gaz.
- La première bouchée
Dans le cadre d’un traitement quotidien par voie orale, ce médicament prend place au moment de passer à table. à la mise du couvert, il vient épouser les dents de la fourchette. La première bouchée du patient sera alors thérapeutique.
- Le verre air
Dans le cadre d’un traitement de fond contre l’asthme, la posologie prescrite est une gorgée d’air matin et soir. Le principe de diffusion du produit s’actionne simplement en inclinant le contenant. La gestuelle s’apparente ainsi à celle de boire dans un verre. Le verre à air prend place sur la table de nuit. Il ne se range pas, il ne se cache pas, il se pose.
- Le Mouchoir thérapeutique
Dans le cadre d’une rhinite allergique, une petite dose de traitement à s’administrer par voie nasale est intégrée dans un mouchoir en papier.
Le mouchoir devient alors objet thérapeutique à part entière, il traite le mal et endigue les symptômes.
- Le médicament au cm
Ce traitement d’oestrogène se présente comme un chapelet constitué d’unidoses nasales.
Le médecin traitant prescrit une durée de traitement que le pharmacien convertit en longueur de traitement. Lors de la délivrance du traitement s’imprime sur chaque dose la posologie a respecter, au jour le jour.
- Le feutre thérapeutique
Cet antalgique pour douleurs chroniques est un médicament systémique qui agit sur l’ensemble des symptômes. Il suffit d’écrire sur la douleur chaque jour et de retirer la cartouche utilisée pour une journée. Le produit transdermique est couplé à une encre sympathique qui disparaît après quelques minutes.
- Antibiotique par strates
Le principe de ce médicament est de s’effeuiller comme un oignon. On en consomme une couche par jour, de la couche la plus sombre à la plus claire, jusqu’à arriver au cœur, à la dernière gélule, celle de la guérison.
- Le troisième poumon
Il s’agit d’un traitement de fond contre l’asthme. Le patient refusant sa maladie occulte d’autant plus une médication quotidienne qu’il juge alors inutile. Le principe de cet objet thérapeutique est de créer une relation de dépendance.
Mais ici c’est le médicament qui est dépendant du patient. Entre deux prises, le volume du médicament augmente affichant son propre dérèglement physiologique et indiquant ainsi au patient l’urgence de la prise. Une fois la prise effectuée, le volume redevient plat et se gonflera à nouveau jusqu’à la prochaine prise.
- Liquid Bone
Liquid Bone est prescrit comme traitement contre l’ostéoporose. (dégradation progressive de la structure osseuse). Son concept s’appuie sur la Théorie des signatures : Pensée influente née au XVI siècle selon laquelle la forme et l’aspect du remède en déterminent les vertus thérapeutiques.
Liquid Bone, qui se dissout par une effervescence progressive, agit comme un révélateur de symptômes muets. Il rend visible une pathologie invisible et la nécessité d’une médication.
- L’ordonnance
Elle fait aussi partie du traitement. Elle est le lien implicite entre le médecin, le pharmacien, le médicament et le patient.
Le principe de cette ordonnance est de matérialiser ce lien. Cette ordonnance devient en effet un sac chez le pharmacien. Elle accueille les médicaments, et les lient aux prescriptions et aux posologies à respecter.