Magazine Côté Femmes

Etre une femme libérée, tu sais c’est pas si facile

Publié le 12 septembre 2012 par Everobert @eve_robert

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La Parabole du Leader Price

L’autre jour, au bureau, je zonais sur internet (oui ça m’arrive) (à ma décharge ma boss m’avait demandé de classer tous les documents-ressource du serveur par thématique et ordre chronologique), et je suis tombée sur cet article. On y apprend que c’est super chouette d’être une fille, parce que qu’ “il peut suffire d’une nouvelle paire de chaussures pour que tout s’arrange”. Et puis “on mange les yaourts qu’on aime, vu que c’est nous qui faisons les courses”.

OH REALLY. Que de privilèges. Ma première réaction, outre le partage compulsif sur les réseaux sociaux, a été une crise de gloussements hystériques, qui a dégénéré en fou-rire irrépressible, puis une nausée digne du Titanic un jour de tempête, et enfin une envie compulsive de brûler un magasin Louboutin.

Je suis allée faire mes courses au Leader en continuant à pester dans ma tête contre ces Connasses-qui-foulent-au-pied-les-acquis-d’un-siècle-de-combat-féministe. Comme j’étais plutôt pressée, j’ai fait des grands sourires charmeurs aux trois hommes devant moi à la caisse pour qu’ils me laissent passer devant eux. Ce qui était, vous en conviendrez, la moindre des choses de leur part, étant donné que 1. J’avais un peu moins d’articles qu’eux à passer à la caisse et 2. Je suis plutôt pas mal performante niveau sourires charmeurs. D’ailleurs ça a marché. C’est bon d’être une fille.

Le patriarcool…

Battre des cils pour obtenir d’un homme un avantage matériel, c’est tirer parti de l’avantage principal que confère la féminité : la possibilité d’exercer un certain pouvoir sur les hommes par la séduction.

C’est indéniable, il y a des avantages, au moins ponctuels, à être une fille, ou plus précisément, à se comporter comme une (« vraie ») fille (« 101 raisons pour lesquelles c’est bien d’être une fille : 1. La tête des hommes quand on met une minijupe, 2. La tête des hommes quand on met un Wonderbra, 3. La tête des hommes quand on met des talons hauts »). C’est le patriarcool : c’est patriarcal, mais c’est cool !

Les exemples sont légion. Très souvent, on se soumet aux normes de genre avec enthousiasme et beaucoup de bonne volonté, parce qu’on en tire un profit ou un plaisir : celui de séduire des hommes, de façon sincère ou ponctuelle et intéressée. On a donc tout intérêt et même souvent très envie, de se montrer « femme vraiment femme, c’est-à-dire frivole, puérile, irresponsable », comme le disait Simone de Beauvoir.

Par exemple, jouer l’ingénue, la décérébrée, la demoiselle en détresse, réveille facilement, chez le Mâle, des instincts protecteurs. Feindre l’admiration à grand renfort de “oh c’est tellement passionnant ce que tu racontes” (alors qu’en vrai c’est à peine plus intéressant courrier des lecteurs du Courrier Picard) : on sait que ça marche.

101 raisons pour lesquelles c’est bien d’être une fille” :

58. On peut dire “Oh, excusez-moi, monsieur l’agent, vous avez entièrement raison, tout est ma faute, je ne l’avais pas vu” et échapper à la prune.

85. Tout vœu qui commence par “Toi qui est fort, amour…” est exaucé dans 99,9% des cas.

87. Les hommes sont gentils quand ils réparent nos ordinateurs (surtout quand on fait semblant de ne rien y comprendre).)

 Alors franchement, les filles, que celle d’entre vous qui n’a jamais eu recours à ce genre de petite manipulation jette la première pierre.

 … ou la servitude volontaire

Et pourtant tout ça, ça me gratte un peu mes petites fesses de féministe. Déjà, parce que je refuse d’admettre que les femmes soient réduites à un rôle de séductrices, cantonnées à cette forme de pouvoir indirecte et aliénante. Comme le disait Gloria Steneim: a pedestal is as much a prison as any small, confined space. Je rêve d’un monde où les femmes ne seraient pas considérées comme des objets décoratifs et pourraient être prises au sérieux pour autre chose que leur rouge à lèvre. Sans compter que je nage en pleine empathie avec les grosses, les moches et les vieilles, toutes « les prolottes de la féminité et les exclues du marché de la bonne meuf », toutes celles qui vivent à plein la domination masculine sans être en mesure d’en tirer ces bénéfices secondaires.

 Par la manière dont nous nous comportons – des normes vestimentaires aux pratiques sexuelles – nous reflétons et reproduisons volontairement, au quotidien, des normes de genre qui nous oppressent et nous maintiennent dans une position de dominées.

Comme si souvent, je n’ai pas trouvé de mots plus justes que ceux de Virginie Despentes :

« La féminité, c’est de la putasserie. L’art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un machin glamour (…). Massivement, c’est juste prendre l’habitude de se comporter en inférieure. Entrer dans une pièce, regarder s’il y a des hommes, vouloir leur plaire. Ne pas parler trop fort. Ne pas s’exprimer sur un ton catégorique ou autoritaire. (…). Plaire aux hommes est un art compliqué qui demande qu’on gomme tout ce qui relève du domaine de la puissance ».

Et pourtant, on le fait toutes, parce que le coût de la déviance est élevé. On n’aimerait pas être exclues du Grand Marché Sexuel de la Séduction, où la compétition est rude et sans pitié.

Alors, non seulement on se soumet aux normes de genre, mais on les utilise soi-même pour disqualifier les concurrentes, comme une brave petite Milicienne du Patriarcat. Mais si, vous savez bien, les filles : c’est quand vous dites d’une autre fille : « C’est vraiment une pétasse, elle se tape n’importe qui ». Phrase qui sert bien sûr à discréditer une concurrente et permet de dire aux hommes « regardez comme moi je suis une fille bien, de celles qu’on épouse » (comme l’analyse Titiou Lecoq dans son roman Les Morues). Et on feint de ne pas comprendre que tout ceci entre très légèrement en contradiction avec notre éthos féministe de petite poulette émancipée qui couche avec qui elle veut, quand elle veut, sans demander l’avis de personne. Qu’importe, à la guerre comme à la guerre !

Féminisme et schizophrénie

Est-ce que c’est grave, condamnable, de faire ainsi le grand écart entre ses actes et ses principes ? C’est pas un peu de la schizophrénie ?

Nous avons toutes, probablement, la responsabilité individuelle d’un minimum de cohérence. On ne peut pas se dédouaner allègrement du fait qu’en se prêtant au jeu, on cautionne, reproduit, perpétue, un système de stéréotypes figé, aliénant. C’est aussi chez les femmes qu’il faut traquer les réflexes sexistes larvés, en commençant par la première qu’on a en général sous la main : soi-même – et je ne vous le cache pas, c’est un peu douloureux pour une féministe de se reconnaître un comportement de femme soumise.

Autrement dit, je suis sans doute bien mignonne de donner des leçons de féminisme à la terre entière (coucou mes collègues, mes lecteurs, mes followers, mon papa, mes cousins, mes copains, mon petit frère, mon boss et le marchand de journaux de la rue des Pyrénées), mais il est peut-être temps de penser à l’autocritique.

Mais la réalité, c’est que le coût de la déviance est trop élevé pour qu’aucun individu ne puisse porter tout le poids du changement social sur ses (frêles) épaules.

Les féministes ne seront jamais de bonnes compétitrices en lice pour le Prix Nobel de la Cohérence : nous sommes toutes des schizophrènes, car nous sommes toutes des dominées. Nous ne serons saines d’esprit, cohérentes, en paix avec nous-mêmes, que lorsque nous aurons aboli le patriarcat.

Et comme ça risque de prendre un peu de temps (admettons-le, c’est un risque), en attendant on navigue à vue, on se trimballe nos doutes et nos contradictions, on s’arrache les cheveux tous les matins devant la penderie – oui je suis féministe, et je porte des minijupes, c’est sans doute une forme d’auto-réification sexuelle, et d’internalisation du regard masculin objectivant, et tout ce que vous voulez. Oui, je me nique le dos en portant des talons de hauteurs improbables, et je consacre du temps et de l’énergie à me vernir les ongles, ce qui est très objectivement absurde, c’est sûr.

On galère un peu, on fait appel à tout son humour et son autodérision pour assumer ce grand bordel existentiel, on convoque tous les auteurs postmodernes à notre rescousse, et en dernier ressort on peut toujours compter sur sa mauvaise foi pour se justifier. Et, dès qu’on peut, on recherche, à tâtons, des marges de manœuvre. Jurer comme un charretier et parler de cul librement, ça passe mieux quand on porte du vernis à ongles rouge carmin (si, je vous jure).

Et c’est bien pour cela qu’il me semble que le féminisme ne peut pas être simplement une question de choix personnel et d’émancipation individuelle. Il n’y a qu’une seule façon pour une féministe d’échapper à l’hôpital psychiatrique : le combat collectif.



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