Pour m’amadouer, on me faisait des offres de service. Je refusais avec indignation de devenir tatou ou même tapir. Je me voulais affreux, répugnant. J’avais absolument besoin d’une corne sur le nez, d’une bouche fendue jusqu’aux oreilles, d’une peau coriace genre crocodile, et pourtant je savais que je ne trouverais aucun apaisement du côté des sauriens. J’avais un besoin urgent de boucliers indurés aux jambes et sur un ventre de mammifère.
Soudain je me sentis comblé. J’étais devenu un rhinocéros et trottais dans la brousse engendrant autour de moi des cactus, des forêts humides, des étangs bourbeux où je me plongeais avec délices. J’avais quitté la France sans m’en apercevoir, et je traversais les steppes de l’Asie Méridionale d’un pas d’hoplite qui aurait eu quatre petites pattes. Moi si vulnérable d’habitude, je pouvais enfin affronter la lutte pour la vie avec de grandes chances de succès. Ma métamorphose me paraissait tout à fait réussie jusqu’en ses profondeurs et tournait au chef-d’oeuvre, lorsque j’entendis distinctement deux vers de Mallarmé dans ma tête dure et cornée. Décidément, tout était à recommencer.
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Jules Supervielle (1884-1960) – Le Corps tragique (1959)