Littérature égyptienne (51) - le roman de sinouhé : 10. missive royale ...

Publié le 11 septembre 2012 par Rl1948

L'exil n'est point d'hier ! l'exil n'est point d'hier !

"Ô vestiges, ô prémisses",

Dit l'Étranger parmi les sables, "toute chose au monde m'est nouvelle ! ..."

Et la naissance de son chant ne lui est pas moins étrangère.

SAINT-JOHN PERSE

Exil, II

dans Oeuvres complètes,

Paris, Gallimard, La Pléiade,

p. 125 de mon édition de 1972

   Vous avez pris conscience la semaine dernière, amis lecteurs, que dans la première partie de sa supplique aux fins d'être admis à rentrer en Égypte, Sinouhé espérait la clémence de ce dieu qui l'avait poussé à quitter le pays après les propos d'attentat contre le roi en titre, Amenemhat Ier, qu'il avait interceptés alors qu'il se trouvait aux côtés de Sésostris Ier revenant d'une campagne libyenne.

Et que, dans la foulée, la seconde partie de son invocation s'adressait précisément à ce souverain qu'il avait précipitamment "abandonné" sans l'aviser de ses intentions de fuir.

 

     Or donc, il fut dit à la Majesté du Roi de Haute- et de Basse-Égypte Kheperkarê (1), juste de voix (2), l'état dans lequel je me trouvais. Alors Sa Majesté envoya vers moi (des messagers) porteurs de largesses de la part du roi : elle (3) réjouissait le coeur de l'humble serviteur que je suis (4) comme (celui) d'un chef de n'importe quel pays étranger. Les enfants royaux qui étaient dans son palais firent que j'entende leurs messages.

    Copie de l'ordre royal apporté au serviteur que je suis à propos de son retour vers l'Égypte (5) : "Horus Vivant de Naissance ; Les Deux Maîtresses : Vivant de Naissance ; Le Roi de Haute - et Basse-Égypte Kheperkarê ; Le fils de Rê, Amenemhat  (6), Qu'il vive pour l'éternité et à jamais.

   Ordre royal au militaire Sinouhé : Vois, c'est pour que tu saches ce qui suit que cet ordre royal t'a été apporté. Tu as parcouru les pays étrangers depuis Qedem jusqu'au Rétchénou. C'est selon le seul conseil de ton coeur qu'un pays t'a donné à un autre pays. Qu'avais-tu fait pour que l'on ait eu à agir contre toi ? Tu ne parleras pas devant le Conseil des Notables de sorte que l'on puisse s'opposer à tes propos. Cette perspective de poursuite a entraîné ton coeur, elle n'était pas dans mon coeur contre toi !

     Ce tien ciel qui est dans le Palais  (7), elle est établie et florissante aujourd'hui . Le bandeau de sa tête, c'est la royauté ; ses enfants sont dans la Résidence : tu entasseras les richesses qu'ils te prodigueront, tu vivras de leurs largesses.

   Reviens en Égypte afin que tu voies la Cour à laquelle tu as grandi ; afin que tu baises le sol devant la double grande porte ; afin que tu te joignes aux compagnons.

     Vraiment, maintenant tu as commencé à vieillir, tu as perdu la virilité. Songe pour toi au jour de l'enterrement, au passage à l'état d'imakh (8). La nuit te sera assignée (9) dans l'huile ainsi qu'avec des bandelettes des deux mains de Tayt (10).

     On fera pour toi un cortège funéraire le jour de rejoindre la terre, un cercueil en or et la tête en lapis-lazuli, un ciel sera sur toi. Une fois placé dans le catafalque, des boeufs te traîneront ; des musiciens seront devant toi ; on exécutera la danse funèbre à l'entrée de ta tombe ; on lira pour toi la liste des offrandes ; on sacrifiera à l'entrée de tes tables d'offrandes ; tes piliers seront construits en pierre blanche parmi les enfants royaux (11)

     Certes, tu ne mourras pas en pays étranger ; les Asiatiques ne te conduiront pas au tombeau ;  ce n'est pas dans la peau d'un bélier que tu seras placé ; il ne sera pas fait pour toi un simple tertre. Cela est trop important pour que tu continues à errer.

   Songe à la mort : reviens ! "

     C'est alors que je me tenais debout au milieu de ma tribu que me parvint cet ordre. Après qu'il me fut lu, je me mis à plat ventre et touchai le sol. La poussière du sol, je la répandis sur mes cheveux. C'est en criant que je parcourus mon campement : comment ceci peut-il être fait à un serviteur que son coeur a égaré vers des pays étrangers ? Assurément, bonne est la clémence qui me sauve de la mort.

Ton Ka fera en sorte que je passe la fin (de ma vie), mon corps étant à la Cour.     

              

Notes

(1)   Kheperkarê :

 
 

   nom de couronnement attribué à Sésostris Ier, soit l'avant-dernier des cinq noms de sa titulature, inscrit dans le premier des deux cartouches et que l'on peut traduire par "le Ka de Rê est advenu". 

     Pour être complet, j'ajouterai que l'appellation Sésostris constitue en réalité la "traduction" que les Grecs donnèrent du second cartouche du souverain,

 
 



 que l'on lit Senouseret et qui signifie "l'Homme de la Puissante".   


 

(2)   ... juste de voix : il s'agit de la formule d'eulogie qui suit le nom des défunts - souverains comme particuliers d'ailleurs - qui ont été reconnus "justes" par le Tribunal d'Osiris lors de la scène de psychostasie, c'est-à-dire la pesée de son coeur, intervenant après qu'il eut prononcé la "Confession négative", appelée aussi "Déclaration d'innocence" par certains égyptologues.

(Sur toutes ces notions, pour plus de précisions, je vous invite à éventuellement relire cet ancien article.)

   Toutefois, le copiste qui a vraisemblablement ajouté cette formule par habitude, a commis une erreur : Sésostris Ier n'est pas encore mort ; elle n'a donc pas ici sa raison d'être !

(3)   ... elle ... : Sa Majesté.

(4)   ... l'humble serviteur que je suis  : Sinouhé que nous savions d'abord au service d'Amenemhat Ier quand il vivait encore en Égypte, se proclame, maintenant qu'il espère revenir en son pays, serviteur du nouveau souverain. Et vous constaterez par la suite, amis lecteurs, qu'il n'aura de cesse de le répéter ... 

 

(5)   Copie de l'ordre royal : C'est à partir de la lettre de Sésostris Ier qui va suivre, remise à Sinouhé par un des messagers royaux que, sur le Papyrus Berlin ici traduit, le texte hiératique change complètement de disposition : alors que jusque là le scribe l'avait rédigé en colonnes verticales, dorénavant, il le présente en lignes horizontales.

(6)   Amenemhat : Nouvelle erreur du copiste qui a retranscrit le texte original sur ce papyrus car c'est bien évidemment le nom de Sésostris Ier qui devait là être indiqué : c'est lui en effet, et non son père décédé depuis longtemps, qui adresse la missive à Sinouhé ; missive qui commence donc, nous venons de le constater, par une partie de la titulature officielle du souverain.

(7)   Ce tien ciel qui est dans le Palais ... : Il s'agit bien évidemment, nous l'avons déjà compris la semaine dernière, de la reine Néfrou, épouse de Sésostris Ier, assimilée à la déesse Nout étendant l'éternité durant, en un geste protecteur, ses bras au-dessus des défunts dans leur cercueil ...

(8)  ... à l'état d'imakh : souvent, les égyptologues préfèrent traduire par "bienheureux", ce qui, à mon sens, ne rend pas toute la palette des nuances de ce terme égyptien. Dès lors, autorisez-moi à exceptionnellement le conserver en l'état. D'autant plus que, dans notre étude des fragments peints provenant de la tombe de Metchetchi, je vous avais, le  5 avril 2011, longuement expliqué cette notion complexe.

(9)   La nuit te sera assignée : le souverain évoque le séjour de Sinouhé dans la tombe, le corps momifié.

(10)   ... Tayt : déesse du tissage.

(11)   ... parmi les enfants royaux  : Sinouhé reçoit la promesse de bénéficier d'un tombeau construit parmi ceux prévus pour les enfants royaux et, tout comme pour eux, réalisé en pierre blanche. 

     A suivre ... 

 

     (Je ne rappellerai jamais assez tout ce que cette mienne traduction doit à l'enseignement, aux conseils avisés et aux corrections pointues du Professeur Michel Malaise qui, voici près d'un quart de siècle, guida mes premiers pas dans l'apprentissage de la langue et de l'écriture égyptiennes.)