Arrivé à la porte de l’orphelinat, je pose ma valise et je frappe comme un sourd sur la porte massive. Comme d’habitude, il fait nuit noire à 18 heures et il tombe des cordes sur le sud de Londres. Une vieille femme, une antique gargouille fripée, m’ouvre et me conduit au bureau de mon client, le directeur de l’établissement.
J’ai oublié de préciser: mon métier, c’est suicideur. Pour des motifs divers qui vont des rivalités politiques au recouvrement de dettes en passant par les disputes conjugales, j’use de tout mon pouvoir de persuasion pour inciter une personne à mettre fin à ses jours. En général, ça prend moins d’une semaine. Mes clients sont toujours satisfaits, et s’ils ne le sont pas, je peux aisément leur prouver que c’est de leur faute et qu’il ne faut peut-être pas traîner en ce bas-monde. La seule fois où je me suis fait repérer par la flicaille, je suis parti dans les Maldives avec le juge qui a instruit mon procès, qui m’a acquitté, et qui a fini sa carrière au bout d’une corde. C’est fascinant, le mouvement pendulaire d’un magistrat, un jour confit de sa propre importance dans sa robe d’hermine,un autre jour en caleçon à fleur, pendouillant comme un fruit mûr.
La morale dans tout ça? La morale, c’est que j’ai des goûts de luxe et que contrairement aux juges l’argent ne pousse pas sur les arbres. Encore que j’étais à l’abri du besoin depuis ma première visite professionnelle en Angleterre, où une certaine Mme Windsor m’a grassement rémunéré pour une basse besogne nobiliaire impliquant sa bru, un milliardaire et un chauffeur déjà dépressif avant mon intervention.
Au bout d’un couloir long comme un boulevard, me voilà dans le bureau de mon client. Le directeur de l’orphelinat est une manière de Lord avec d’exubérantes rouflaquettes et un air digne de poulet fraîchement castré. Ce n’est pas un balai qu’il a dans le cul, mais un aspirateur industriel. Cependant, il m’offre un whisky et un cigare, ce qui me rend plus sensible au cas qui le préoccupe. Après l’avoir laissé faire d’interminables circonvolutions, je me ressers un verre et lui demande d’en venir au fait, sans quoi je devrais le considérer comme un concurrent qui veut faire périr les gens d’ennui. Le client se racle la gorge, rougit autant qu’il est permis à un Anglais déjà écarlate de nature, et m’expose sa requête. Well, Sir, il y a deux gamins dans l’établissement qui présentent tous les signes de la possession démoniaque et qui terrorisent leurs congénères. Grosso modo, il veut que j’incite les gosses à aller voir chez leur Créateur si j’y suis avant que la rumeur enfle hors des murs de l’orphelinat.
Original, comme demande. Je ne suis jamais déçu quand je traverse le Channel. C’est la première fois qu’on me demande d’exercer mes talents à l’encontre d’enfants, mais après tout pourquoi pas, ce sont des nuisibles comme les autres et j’irais bien dans les Bahamas cet été pour changer. Daddy Director est membre de la Chambre des Lords et est blindé de thunes: après qu’il m’a supplié d’être de la plus grande discrétion eu égard à son statut social et gnagnagna, j’encaisse la première moitié de mes (chers) honoraires plus la bouteille de whisky en guise d’indemnité pour travail de nuit et je me fais emmener dans la chambre des mioches par Miss Gargouille.
Il fait un froid de canard dans leur turne, mais ils ne dorment pas, ils regardent un sitcom pour attardés mentaux. L’aîné est un grand adolescent maigrelet à l’air niais, le cadet doit avoir six ans. Sa coupe au bol et ses grands yeux de chien battu me font comprendre instantanément pourquoi John Lennon s’est barré avec Yoko Ono. Je me propose de faire connaissance avec mes nouveaux amis, et je me fais installer un lit d’appoint. Les gosses ne décrochent pas une syllabe et répondent à peine à mes questions. « Fuck off », dis-je pour marquer ma déception, et je m’enroule dans mes couvertures. Assez bossé pour aujourd’hui, on verra demain.
Je venais à peine de m’endormir que le plus petit des gnomes me tire par la manche en roulant des yeux et en criant des choses incompréhensibles d’une voix gutturale. Légèrement surpris, je lui administre une bonne droite sur la pommette pour le ramener à de meilleurs sentiments, et effectivement, le gosse est KO et le silence se fait. Le grand a l’air terrorisé mais il ne moufte pas. Toutefois je suis contrarié: il ne faut jamais laisser de trace sur l’outil de travail. Et je dois avouer qu’il m’a bien foutu la frousse.
Mais ce n’était que le début. Plus tard dans la nuit, je sens une pression sur ma gorge. Le grand me tient par les poignets pendant que le petit essaye de m’étrangler, en bavant comme un animal enragé et en hurlant comme un chanteur de death metal. Ces petits cons avaient une force incroyable, et j’avais beau me débattre, je n’arrivais pas à me défaire de leur étreinte. Je voyais la trace de mon coup de poing sur le visage du mioche furieux se flouter, et j’ai vomi tout mon whisky de la soirée. Instantanément, le petit a eu un mouvement de recul et s’est terré dans le coin de la chambre en crachotant comme un chaton apeuré. Le grand m’a lâché les poignets et est retourné se coucher comme si de rien n’était.
Lentement, je sors de ma valise la bouteille de whisky que j’avais subtilisée au vieux pendant que le diablotin continuait de miauler. Je la cache dans mon dos et j’avance à petits pas vers le nabot qui fait des bruits de plus en plus étranges. Arrivé à un mètre de lui, je l’attrape par les cheveux et je lui fourre la bouteille sous le nez. Il se débat comme un beau diable, il enfonce ses ongles dans mes avant-bras et couine tout ce qu’il sait. Les fenêtres claquent sans rime ni raison, la télévision toujours allumée passe sans relâche d’une chaîne à l’autre, et l’orage redouble dehors. Puis le gosse se met à pleurer comme un enfant (un vrai) et me supplie de le lâcher et de fermer la bouteille. Le grand m’attrape par le bras et alors que j’étais sur le point de lui faire la même pommette qu’à son frère, il prend la bouteille, la referme, et tout devient serein. Sauf moi, qui tremble comme une feuille.
Le directeur ouvre la porte de la chambre, alarmé par le vacarme provoqué par la bataille. Je prends ma valise, lui jette sa bouteille et je me précipite hors de l’établissement.
Je suis parti me bourrer la gueule à Soho pendant trois jours consécutifs, mais je n’ai pas bu de whisky.
Au sortir d’une gueule de bois phénoménale, je décide de retourner à l’orphelinat pour restituer les honoraires que j’avais perçus, puisque j’avais failli à ma mission. Miss Gargouille, fidèle au poste, m’accueille avec des cernes profondes comme le Grand Canyon et des trémolos dans la voix, en opinant lentement du chef comme le font les vieilles femmes usées par les malheurs de la vie. Elle m’avait cherché dans tout Londres pour m’informer des terribles évènements qui s’étaient produits depuis ma fuite.
Le petit avait succombé à une crise cardiaque le lendemain, que les médecins ont attribuée à un surmenage peu habituel chez un marmot. Le grand avait été accusé de battre son frangin comme en attestaient les contusions sur son visage, et avait été confié à la vigilance d’un centre éducatif fermé pour mineurs violents. Quand à Lord Rouflaquette, il s’était ramené ivre comme un Irlandais à la Chambre des Lords et avait fait une crise de démence, en proférant moultes insultes à caractère sexuel à la Reine et à tous les Anglais. On l’avait lui aussi enfermé, dans un asile psychiatrique. Il avait demandé de toutes ses forces à pouvoir conserver sa bouteille de whisky vide, la même que je lui avais successivement réquisitionnée et rendue le jour de mon arrivée. C’était du Ol’Spirit of je ne sais quoi.
J’ai rendu la thune à mon hôte, en prétendant que c’était un petit don pour ses bonnes œuvres. Puis j’ai embarqué pour les Bahamas, sur mes propres deniers. C’est décidé, je m’installe aux States et je deviens tueur à gages. C’est moins risqué.
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