Critique des positions de Frank van Dun, juriste et philosophe belge libéral, qui soutient que le principe de non-agression devrait être étendu à l'identité, à l'intégrité et au respect de la personne, ce qui interdirait la diffamation, le licenciement dit abusif et la violation du droit des marques.
Par Jabial.
Frank Van Dun est un professeur en philosophie du droit à l’Université de Gand, en Belgique. En dehors du cercle de ses disciples, il est surtout connu dans le monde libertarien pour sa publication Against Libertarian Legalism, ou "Contre le légalisme libertarien", auquel je vais répondre ici. Dans cette publication, il attaque l’interprétation classique du principe de non-agression, puis conteste les positions de Kinsella et de Block sur plusieurs questions portant sur des sujets de vie quotidienne, prouvant et illustrant ainsi que le monde libertarien de Frank Van Dun est très différent de celui pour lequel nous nous battons.
Le mal est fait dès qu’il dénonce l’interprétation classique du principe de non-agression. Le principe de non-agression a un immense avantage qui n’est pas débattu dans la publication de Van Dun : il est objectif. Pour Van Dun, le principe de non-agression est "praxéologique", ce qui veut dire en pratique qu’il est contextuel plutôt qu’objectif. Bien entendu cela pose un sérieux problème : le juge a alors toute discrétion d’apprécier ce qui est un droit naturel et ce qui ne l’est pas. Dans le paradigme libertarien classique, un juge doit seulement décider si quelqu’un a violé un droit de quelqu’un d’autre ou pas. Comme ces droits sont définis comme une extension des droits de propriété, le fait qu’un de ces droits existe ou pas est également objectif. Bien sûr, le fait de donner si peu de marge de manœuvre aux juges a tendance à inquiéter les juristes, qui pensent alors "mais alors, tout le monde pourrait le faire ?", ce qui est évidemment faux : concevoir un pont est un processus on ne peut plus objectif mais je ne confierai pas cette tâche à quiconque est capable de faire des additions. Certains vont même jusqu’à prétendre que dans ce cas des ordinateurs pourraient faire le travail, ce qui est encore plus ridicule. Pour beaucoup de juristes libertariens, le juge est un arbitre qui ne doit se conformer à aucun règle particulière : s’il juge mal il ne trouvera vite plus aucun travail sur le marché libre de la justice. Il va sans dire ce genre de régime arrêterait de respecter les droits de propriété encore plus vite que la démocratie. Si un juge respectable avec des antécédents honorables condamne soudain une femme à être lapidée pour adultère, bien sûr que cette sentence n’est ni exécutoire ni seulement un mauvais jugement - c’est une tentative de meurtre qui doit être jugée en tant que telle devant un autre tribunal. Cet exemple extrême illustre simplement un principe général : un juge n’est pas souverain, et une décision de justice doit elle-même être légale. Elle doit elle aussi obéir au droit naturel, sans quoi elle est nulle et non avenue. Les droits naturels sont un fait, pas une question d’interprétation contextuelle. Le nier signifie renoncer à l’idée même que nous ayons quelque droit naturel que ce soit, et faire confiance aux juges pour être des despotes éclairés. L’histoire a montré à quel point ça marche.
Après avoir corrompu le principe de non-agression, Van Dun applique sa logique à trois questions libertariennes classiques : les marques, la diffamation et les contrats de travail. Bien sûr, détruire les principes fondateurs de la théorie libertarienne du droit lui permet le rêve de tout juge : arbitrer pour ce qu’il considère être le plus équitable, et c’est exactement ce qu’il fait. Et en effet cette confusion de la justice et de l’équité est très dangereuse. Sur le sujet des marques, je ne peux pas croire qu’on puisse avancer de bonne foi l’argument que si vous contractez pour acquérir un hamburger de marque R et qu’on vous livre un hamburger de marque L, alors vous n’avez pas été victime d’une fraude si l’entreprise R ne possède pas elle-même un droit légal sur sa marque. Prenons le cas où une marque est tombée dans le domaine public. Pour les violons Stradivarius, c’est le cas depuis un temps considérable. L’argument de Van Dun est essentiellement que s’il n’y a pas d’entreprise pour posséder la marque, alors je ne peux pas porter plainte si on m’a vendu un faux parfaitement imité. Bien sûr que ce n’est pas le cas, et l’argument s’effondre sur lui-même : le droit du consommateur d’obtenir ce pour quoi il a effectivement payé est clairement suffisant pour assurer que de telles escroqueries n’aient pas lieu tout en évitant les abus actuels du droit des marques. Van Dun dit que contrairement aux brevets, il n’y a pas d’abus des marques. Je me permets de le contredire. Dans plusieurs pays développés, il est possible pour une grande entreprise d’enregistrer un nom qu’une entreprise plus petite utilise déjà, et de la forcer ensuite à l’abandonner. Et puis il y a le cas de la Rolex du pauvre. Si une personne achète sciemment un objet de luxe contrefait pour quelques euros, le droit de qui viole-t-il ? Bien sûr que les marques violent le droit naturel ici et maintenant. Dans son argumentation, Van Dun étend ad nauseam le concept de caveat emptor, en arrivant ainsi à réussir l’exploit de défendre le droit d’une entreprise sur son identité tout en évacuant l’obligation de bonne foi. Van Dun commet ici un sophisme au pire et un paralogisme au mieux : la bonne foi est nécessaire à la fois dans le cadre libertarien classique et dans le cadre des marques. Faire des marques un prérequis pour la bonne foi revient, de fait, à mettre la charrue avant les bœufs. L’inverse est vrai et, bien entendu, la bonne foi suffit dans le cadre libertarien classique à protéger le consommateur.
L’argumentation de Van Dun contre la diffamation est intéressante car, contrairement aux sujets précédent et suivant, il n’a pas tort de bout en bout. C’est une chose d’accuser quelqu’un de quelque chose devant le tribunal de l’opinion publique. Ceci est une partie de la liberté d’expression, qui ne doit jamais au grand jamais être limitée. La simple étude de l’historique d’un tribunal qui traite ce type d’affaires montre très bien que les lois anti-diffamation bénéficient aux puissants et aux riches, qui peuvent utiliser des légions d’avocats pour museler la vérité sur leurs vices, qui sont d’autant plus une question publique qu’ils sont en position d’influer sur nos vies quotidiennes. Toutefois, c’est une toute autre chose que de faire une fausse déclaration sous serment. Le témoignage est un des piliers du système policier et judiciaire, et un faux témoignage aura de fait des conséquences directes sur la liberté et la propriété de quelqu’un. Pour cette raison, c’est ici Block qui doit être déclaré déviant de la position classique rothbardienne, qui soutient qu’un juge qui condamne injustement doit lui-même subir la sentence même qu’il a prononcée ; si l’injustice procède non pas du juge mais d’un témoin, alors il va de soi que ce dernier, et non pas le juge, doive subir ce sort. Toutefois, malheureusement sa recherche de l’équité conduit une nouvelle fois Van Dun hors de l’orthodoxie, et il déclare ensuite qu’un homme a le droit d’être confronté devant la justice à quiconque l’accuse devant l’opinion, à partir du moment où il a subi des dommages à cause de cela. Bien sûr ça ne peut être accepté : si un concurrent ouvre une boutique à côté de la mienne, je subirai des dommages mais ça ne me donne pas le droit de le traîner au tribunal, même si c’est seulement pour que la vérité soit établie, ce qui dans la réalité n’est pas le cas puisque la peine pour diffamation publique peut aller jusqu’à de la prison, sauf bien sûr si vous êtes un journaliste accrédité par l’État. Ceci crée une caste de privilégiés qui peuvent partager leurs suspicions sans preuves formelles, alors que les gens normaux ne le peuvent pas. C’est encore plus vrai en Europe où Van Dun et moi vivons. À votre avis, où est-ce que la vérité à le plus de chance d’émerger : dans un endroit où tout le monde peut donner son avis, ou dans un endroit où les gens peuvent obtenir des arrêts d’un tribunal pour museler autrui ? Le marché des opinions doit rester libre, même quand une opinion peut être très désagréable. Ce n’est pas très différent du cas du blasphème, qui choque certains à point de les rendre apparemment temporairement fous à lier. De fait, pour la première fois en presque 200 ans, des pays développés ont remis en place des lois contre le blasphème.
C’est la section sur les contrats de travail, toutefois, qui est probablement la pire de la publication de Van Dun. De fait, il apparaît qu’il essaie de toutes ses forces de justifier la vision européenne des contrats de travail, c’est-à-dire qu’on possède son emploi. Cette accusation peut sembler exagérée, mais suivez mon raisonnement. Dans le tout premier paragraphe, Van Dun, comme Block avant lui, utilise le mot "chantage" pour décrire une tentative d’un employeur de coucher avec sa secrétaire. Dans le cadre libertarien classique, le chantage illégal ne peut être défini que comme le fait de menacer quelqu’un de violer ses droits s’il ne fait pas ce que vous lui demandez. Maintenant, si vous menacez quelqu’un de ne pas lui offrir un cadeau si elle ne s’allonge pas, eh bien, ce n’est pas du chantage au sens légal du terme, car elle n’a aucun droit d’exiger un cadeau de vous, de même que vous n’avez aucun droit d’exiger qu’elle couche avec vous. Aussi horriblement dégoûtante que soit l’attitude de quelqu’un qui tente d’obtenir du sexe de cette façon, ça ne remplit les conditions de la définition libertarienne classique du chantage illégitime en aucun cas. De plus, choisir l’exemple du sexe comme Block l’a fait ici revient à tendre le bâton pour se faire battre. C’est un appel du pied direct à l’émotion, et il est très difficile de raisonner posément quand on est en colère et dégoûté. Pour la plupart des gens, acquérir cette aptitude demande une vraie formation. De la même façon, vous devez prendre en compte que le cas va induire la même réaction chez les autres. D’une certaine façon, c’est comparable à la défense de l’abrogation des lois anti-racistes qui violent la liberté d’expression. Essayez de faire ça dans une communauté juive une fois dans votre vie. Quasiment toutes les femmes et la plupart des hommes s’arrêtent de lire à ce stade et pensent simplement "quelle ordure". Block n’a pas rendu service à la communauté en choisissant un exemple aussi tendancieux, et a également commis une erreur en utilisant les termes "chantage" et "diffamation" pour couvrir des activités à la fois légitimes (mais immorales) et illégitimes. Van Dun prolonge ces erreurs. Néanmoins, lorsqu’on reformule le problème de façon dépassionnée, la vraie question ici est "peut-on renvoyer un employé pour de mauvaises raisons", ce qui revient à "les gens possèdent-ils leur emploi", car si vous regardez par l’autre côté de la lucarne, les employés peuvent, eux, quitter leur emploi pour de mauvaises raisons sans problème.
Un contrat de travail peut être vu de deux façons très différentes. Vous pouvez le voir comme un contrat de fourniture de service entre égaux, ou bien vous pouvez le voir comme un acte de soumission à un maître. Dans le second cas, la tradition exige d’un maître une responsabilité vis-à-vis de ses serviteurs, comme une sorte de père de substitution pour des employés qui sont des enfants à vie. Il n’y a pas que les communistes qui voient le contrat de travail comme une sorte d’esclavage moderne ; beaucoup d’employeurs aussi, et cet état de fait est donc tout autant de leur faute. Néanmoins, dans cadre libertarien il est clair que le premier point de vue est le seul qui puisse être envisagé. C’est là que la comparaison sexuelle se retourne contre Frank Van Dun : si, comme le sexe, le travail est une relation volontaire entre égaux, alors, comme le sexe, chaque partenaire doit pouvoir l’arrêter immédiatement pour n’importe quelle raison bonne ou mauvaise, sans quoi ça en devient une parodie perverse et dégoûtante. Dans le cas du sexe ça s’appelle le viol. Si un travailleur est forcé de continuer de travailler effectivement contre sa volonté ne serait-ce que pour une minute, ça s’appelle l’esclavage. Et quand un employeur doit garder un employé une minute de plus qu’il ne le veut, ça veut dire qu’il ne possède plus son magasin, son usine ou son bureau.
Il est plutôt paradoxal que Van Dun appelle la situation libertarienne habituelle un paradis des avocats parce qu’il est nécessaire de vraiment lire ce qu’on signe ; de fait, le vrai paradis des avocats est le système où les droits naturels sont définis par ce que le juge considère le plus équitable dans une situation donnée, et le meilleur rhéteur gagne. Maintenant, bien sûr je n’affirme pas que les contrats de travail ne peuvent pas contenir de pénalités de rupture. Comme tout contrat, ils peuvent contenir n’importe quelle stipulation volontaire. D’un autre côté, ce que Van Dun affirme est que tout contrat de travail contient implicitement de telles clauses. Néanmoins, les stipulations implicites sont déterminées en fonction de la coutume. L’idée qu’il existe une obligation implicite de justifier le licenciement est peut-être vraie en Europe, où un travail est considéré par beaucoup comme une charge qu’on "achète" en passant un examen, ce qui est effectivement ce qui se passe pour la partie de plus en plus importante de la population active qui est composée de fonctionnaires. Ceci dit, cette "coutume" est lourdement biaisée par la régulation lourde des contrats de travail. De fait, il est interdit par la loi et donc par l’usage de la force de mettre "tout est permis" dans un contrat de travail, donc les contrats existants ne peuvent pas être pris comme un exemple d’un marché libre. La protection de la partie la plus faible a pris de telles proportions que de nos jours en Europe, même les petits fournisseurs qui sont eux-mêmes des entreprises sont protégés par de telles dispositions de la loi, qui exigent que leur client leur donne du temps avant de rompre leur contrat, et les clauses écrites au contrat ont peu ou pas d’effet sur cela. Et dans la plus grande partie du monde, la coutume en place est, de fait, "tout est permis". Est-ce qu’une doctrine qui va jusqu’à faire sien le modèle social-démocrate du contrat de travail, avec son corollaire, le cercle vicieux de la protection du travail qui génère du chômage qui lui-même donne lieu à plus de protection du travail, peut encore être appelée libertarienne ? Certains membres de la droite conservatrice sont plus libéraux que ça.
Revenons-en donc à l’étude de cas du début. Qu’est-ce qui se passerait dans un monde libertarien ? Eh bien, la secrétaire quitterait son emploi et en trouverait un autre dans la journée, comme c’est le cas dans toutes les économies de marché libre qui ont jamais existé ; quant à l’employeur, comme il ne serait pas protégé contre la "diffamation" comme il l’est aujourd’hui, il aurait très vite une très mauvaise réputation. S’il n’est pas propriétaire de son affaire, il serait probablement lui-même viré après un ou deux incidents de ce type. S’il l’est, il serait forcé de payer au dessus du prix du marché pour garder ne serait-ce que des employés médiocres, et dans un marché libre ce genre de désavantage concurrentiel signifie probablement la faillite.
La conclusion est désagréable mais il n'est pas possible de l'éviter : Frank Van Dun a des positions qui ne sont, de fait, pas libertariennes sur un bon nombre de questions. Pire encore, étant donné qu’il est un professeur d’université avec une réputation de libertarien, il attire des étudiants en droit sympathisants du libéralisme radical à qui il transmet quelque chose qui n’est pas l’authentique libéralisme radical, et ceci reviendra probablement nous hanter lorsque certains de ces étudiants deviendront eux-mêmes membres du monde libertarien. Par conséquent, il me semble indispensable de rappeler que sa vision du libéralisme radical est très personnelle et biaisée par la philosophie européenne du droit.
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Cet article a d'abord été publié sur l'ancienne version de Contrepoints (en français) et sur le blog de Faré (en anglais). Il a été cité par Stephan Kinsella dans le Libertarian Standard. Il a été envoyé à Frank van Dun, qui n'a jamais daigné me répondre.