Suite de notre dossier estival, avec certainement la plus connue des trois figures de ce dossier : Ieyasu Tokugawa, le shôgun !
Alors qu’il a sans doute conquis bien moins que ses prédécesseurs et connu des défaites plus nombreuses et plus lourdes, voici le seul des trois unificateurs qui a enfin réussi à obtenir le poste de commandeur en chef des armées du Japon et à pacifier le pays, installant en même temps une dynastie qui va durer plus de 2 siècles.
Après le fougueux Nobunaga a qui il était fidèle et le très intelligent Toyotomi qu’il craignait, cette légende de l’histoire japonaise a réussi s’extirper de sa condition de pion pour gravir les marches du pouvoir jusqu’au sommet. C’est d’ailleurs une vie tellement remplie que je vous la propose, finalement, en deux parties avec sa montée au pouvoir sous le règne de Nobunaga Oda aujourd’hui puis, dans 15 jours, sa conquête du titre de shôgun et la fameuse bataille de Sekigahara !
C’est parti !
Tu seras un otage, mon fils !
Pendant la majeure partie de son enfance, Ieyasu Tokugawa fut une monnaie d’échange pour son père et les clans Imagawa et Oda. Né le 31 janvier 1543 sous le nom de Takechiyo Matsudaira, il est l’héritier du clan Matsudaira, un clan lambda de la province de Mikawa, dans la préfecture d’Aichi. Son père, Hirotada Matsudaira n’a que 17 ans lorsque son fils nait et ne parviendra jamais vraiment à imposer son autorité et sa fidélité aux Imagawa aux siens : toute une partie de son clan préfèrent les Oda. Nombre des 11 demi-frères et sœurs de Ieyasu seront d’ailleurs envoyés dans les deux clans, comme gage de fidélité.
En 1548, les Oda décident de les envahir pour régler une fois pour toute la question. Le père d’Ieyasu demande donc l’aide de l’autre clan et de son daimyo : Yoshimoto Imagawa. Ce dernier accepte mais, par méfiance, lui demande son fils en otage… Pour éviter tout retournement de veste. Ieyasu part donc pour Sunpu (l’actuelle Shizuoka), chez les Imagawa. Mais les Oda ont vent de cet accord. Le daimyo du clan, Nobuhide Oda (le père de Nobunaga), intercepte le colis et en profite pour dire à Hirotada qu’il doit rompre son pacte avec les Imagawa sinon son fils y passe ! Débordant de fibre paternel, Hirotada répond : « si je laisse mourir mon fils cela ne fera que sceller encore davantage le pacte me liant aux Imagawa ». Heureusement Nobuhide ne fera aucun mal à Ieyasu. Mais ce n’est pas fini.
L’année suivante Hirotada et Nobuhide meurent. Le clan Oda est désorganisé et Ieyasu est potentiellement l’héritier des Matsudaira. Le chef du clan Imagawa profite de la désorganisation des Oda et les attaque, prenant rapidement l’avantage. Mais l’envoyé des Imagawa rencontre le jeune Nobunaga Oda, pas encore chef de clan mais fils cadet d’Hirotada, avec qui il conclut un marché : les troupes d’Imagawa se retirent si on leur livre Ieyasu. Marché accepté, et dès le lendemain le jeune homme arrive finalement à Sunpu. Il y restera otage – bien traité mais otage quand même – jusqu’à ses 14 ans.
Imagawa ou Oda, vassal ou ennemi ?
En 1556, Ieyasu va enfin commencer sa propre vie : on l’autorise alors à retourner sur ses terres natales de Mikawa, où il se marie pour la première fois. Il reste néanmoins assujetti au clan Imagawa et mène quelques campagnes pour Yoshimoto, contre le clan Oda. Quelques premières victoires lui permettent de se faire un nom. Tout bascule en 1560 à la bataille d’Okehazama, la fameuse bataille où Nobunaga Oda se fait un nom en tuant Yoshimoto par une attaque surprise. Contrairement à Hideyoshi Toyotomi qui a quitté les Imagawa pour les Oda deux ans plus tôt, Ieyasu fait partie des 30 000 hommes des Imagawa lors de ce conflit.
Mais le hasard fait qu’il est détaché du gros des troupes pour aller attaquer un fort frontalier. Apprenant la défaite et la mort de Yoshimoto, Ieyasu choisit son camp et contacte Nobunaga pour se rallier aux Oda… Mais il doit le faire en toute discrétion car sa femme et son second fils sont à Sunpu. Ieyasu sait que pour les récupérer il doit offrir quelque chose en échange.
Dans cette optique il attaque en 1561 le château de Kaminojo où se trouve plusieurs membres de la famille d »Ujizane Imagawa. D’une pierre deux coup, voici qu’il prouve sa loyauté à Nobunaga et récupère sa famille. Deux ans plus tard, Ieyasu renforce les liens avec Nobunaga en mariant son fils Nobuyasu à Tokuhime, la fille de Nobunaga. Durant les années 60 il va à la fois lutter à coté des Oda pour de grandes batailles tout en s’attachant à conquérir, pour son propre compte, toute la région de Mikawa. Durant tous ses combats il pourra compter sur de nombreux généraux parmi lesquels on peut citer le célèbre Hattori Hanzo.
Une fois son fief conquis il voit plus grand et doit donc s’attaquer à l’ennemi de toujours : les Imagawa. Et là on assiste à ce qui fait tout le sel des alliances et coup fourrés de l’époque : comme les Imagawa représentent une force militaire conséquente, Ieyasu s’allie avec le clan Takeda et son leader Shingen Takeda. Ils conquièrent tout deux la province de Totomi mais quand Ieyasu veut s’emparer de la fameuse Sunpu, Shingen va le coiffer au poteau et ça, Ieyasu va vraiment mal le prendre… Au point qu’il va retourner sa veste et proposer à Ujizane Imagawa de reconquérir ses terres avec lui !
Contre plus fort que soi…
Forcément l’ambiance entre les Takeda et les Tokugawa sont tendues et pour ne rien arranger, Ieyasu s’allie avec l’alcoolique mais génialissime tacticien, ninja et samourai Uesugi Kenshin, un ennemi avéré de Shingen Takeda. Donc lorsque, en 1571, Ieyasu s’installe a proximité des terres de Shingen, la guerre éclate. Et si Tokugawa est aujourd’hui inscrit dans les livres d’histoires c’est aussi parce que, dans cette bataille, il va avoir beaucoup de chance… Et de l’audace !En fait l’affrontement a lieu au début de l’année 1572. Shingen s’est allié au clan Hojo et ils envahissent la province de Totomi. Ils affrontent l’armée de Tokugawa à la bataille de Mikatagahara. Sans rentrer dans les détails disons que Shingen est vu comme l’un des meilleurs tacticiens de l’époque et il met une pâtée mémorable à Tokugawa, qui finit par s’enfuir accompagné du reste de son armée : 5 hommes seulement sur les 5 000 de départ !
Toute l’ironie de l’histoire vient ensuite : Ieyasu et ses hommes se réfugient dans la forteresse d’Hamamatsu… Mais laissent les portes grandes ouvertes ! En fait, il existe une tactique connue, dite du « fort vide« , où l’on fait croire à son ennemi que le château est déserté pour le prendre au piège via une embuscade… Le cheval de Troie à l’envers en quelque sorte. Ieyasu tente donc un joli coup de bluff et essaye de faire croire à Shingen qu’il utilise cette tactique, sous-entendant que s’il rentre dans le fort, Shingen va se faire avoir. Ce dernier ne se doute pas qu’il ne reste que 5 hommes à Tokugawa et décide, face aux portes grandes ouvertes du château, de faire demi-tour.
Tokugawa s’en sort donc in-extremis mais il a bien compris la leçon : il se refuse désormais à attaquer Shingen sur le champ de bataille. Il fait venir des renforts mais refuse le combat, subissant un siège continu jusqu’au printemps 1573 où, miracle, Shingen Takeda meurt. Malheureusement pour le clan Takeda, son fils et successeur Katsuyori n’est pas du même acabit que son père. Lorsque ce dernier attaque le château de Nagashino à Mikawa, Ieyasu appelle Oda à la rescousse et ce dernier en personne fait le déplacement, à la tête de 30 000 hommes. C’est donc une armée de 38 000 soldats qui débarque le 28 juin 1575 pour coller une trempe aux Takeda, dont l’armée comptait environ 12 000 hommes : la célèbre bataille de Nagashino, vue comme l’une des premières batailles « modernes » dirigées par Nobunaga Oda.
D’un côté il y a la cavalerie des Takeda, 4 000 samurais montés dont les charges inventées par feu-Shingen sont craintes de tous – et de l’autre Nobunaga Oda et ses 3 000 arquebusiers. Mais cette fois-ci, Oda va savoir les utiliser à bon escient sans les surestimer comme Ieyasu le fit trois ans auparavant. Il protège ses arquebusiers par des barrières en bois pour les mettre à l’abri des archers puis, à l’aide de fausses et timides attaques, Oda attire Takeda sur un terrain court au bord d’une rivières qui vont ralentir la course de sa cavalerie. Katsuyori Takeda, sur de la toute puissance de sa cavalerie et persuadé que la pluie qui tombait mettrait les arquebusiers à mal, lance la charge. Malheureusement pour lui, les arquebusiers tiennent bon et les charges furent des échecs : les lanciers empalaient les chevaux qui passaient pendant que les samurais engagent le combat avec tous les guerriers Takeda qui parviennent à franchir les barricades en bois.
Katsuyori, moins malin que son père, s’entête et accélère sa défaite : il perd 10 000 hommes en une après-midi ! Les férus de cinéma asiatique et notamment d’Akira Kurosawa conaissent bien cette bataille puisqu’on la retrouve dans son film Kagemusha, réalisé en 1980, où l’action se déroule à travers les yeux d’un guerrier Takeda. Vaincu, Katsuyori parvient cependant à s’enfuir et continue de pourrir l’existence de Tokugawa pendant plusieurs années, mais il ne reprendra jamais Sunpu et sa province. Néanmoins cette guerre coutera un fils et une femme à Ieyasu : en 1579, ils sont tous deux accusés de trahison et de conspiration avec les Takeda. Nobuyasu et forcé au seppuku tandis que la femme de Ieyasu est exécutée.
Tout ça prendra fin en 1582 où c’est encore le duo Oda-Tokugawa qui remportera une dernière bataille face aux Takeda à Temmokuzan. Katsuyori et son fils furent contraint au seppuku. Fin de l’histoire pour les Takeda.
De cet affrontement qui aura duré une décennie, Tokugawa retient qu’il faut se montrer patient, surtout face à plus fort que soi. Une technique qui lui permettra de survivre au règne de Hideyoshi Toyotomi, qui succède en 1582 à Oda, pour prendre sa place et devenir le premier shogun d’une nouvelle ère…
Mais ça c’est une autre histoire, la dernière partie de notre épopée de l’unification du Japon ! Rendez-vous dans deux semaines pour la fin de notre dossier !