C'est sous l'angle de la beauté que j'ai découvert cet été la maison George Cannon de la rue Notre Dame des Champs. J'y suis retournée pour rencontrer Olivier Scala qui en est le grand patron et qui exerce son métier avec passion.
Si l'arbre généalogique de la société est un peu ramifié, résultat de plusieurs greffes successives, il faut retenir que 4 générations successives ont oeuvré dans l'univers des thés sans discontinuer avant qu'Olivier ne prenne les commandes de la société. Et comme il travaille depuis cinq ans avec son fils Augustin on peut dire que ce sont 6 générations qui s'y sont impliquées. C'est important en ce sens que le savoir-faire a pu se transmettre et s'enrichir.
Rien d'étonnant donc à ce qu'Olivier Scala soit chaque année depuis 1988 réélu Président du Comité français du thé, un organisme créé en 1960 et qui a été à l'initiative d'un festival du thé qui a participé à promouvoir l'image du thé dans le grand public. Même si son regard est toujours bienveillant pour juger les initiatives de ses collaborateurs rien ne lui échappe ... jusqu'à l'intitulé d'un plat inscrit au menu du déjeuner qu'il corrige pour éviter toute ressemblance avec le nom d'un thé vendu par une autre célèbre marque. Par honnêteté autant que par courtoisie.
Son arrière grand-père a transmis à toute sa descendance la vocation des voyages et son goût pour les matières premières exotiques. Son père fut le premier à introduire du Yunnan et du O'Long.
Olivier Scala déguste tous les jours un nombre très impressionnant de thés. Au moins une cinquantaine, parfois trois fois plus. Il est absolument nécessaire de vérifier les thés au moment de leur arrivage, mais aussi en cours de vie. Le thé n'est pas un produit constant. Il ne faut pas oublier que c'est un produit agricole et qu'il est donc soumis aux facteurs climatiques, comme le raisin. Cette boisson a d'ailleurs repris au vin son vocabulaire mais la palette de sensations corporelles intérieures semble infinie. On peut donc avoir une immense connaissance et rester ouvert aux surprises, d'autant que la Chine commence à redévelopper des thés jusque là à l'abandon.
Les achats sont effectués sur place, parfois quelques kilos lorsqu'il s'agit de très grands crus, ou d'une demande particulière, mais le plus souvent entre 300 kilos et une tonne. Les fournisseurs composent un petit cercle d'une trentaine de personnes. Les expéditions se font désormais en cartons ou en sacs. On peut être nostalgique des si belles caisses de bois comme celles que l'on peut encore admirer dans la boutique. Elles étaient peintes à la main, et certaines demeurent des exemplaires uniques.Notre discussion révèle que cet univers est encore très mal connu en France. Si le thé est la boisson la plus consommée dans le monde elle est encore loin d'être à la première place en France où la majorité d'entre nous est restée à des clichés assez inspirés des modes de consommation anglaise. Il n'est pas encore habituel de se rendre à des dégustations de thés même si le mouvement se démocratise. Pour preuves les billets écrits en juillet et à propos de ce qui a été initié au Quai Branly ou encore sur une maison de thé chinoise récemment installée à Paris en août.
On commence à comprendre qu'on ne boit pas le même thé au petit déjeuner, en déjeunant et au cours de la journée. Ce sont peut-être les plus jeunes qui sont les plus curieux de découvertes. Une jeune femme me racontait dans le RER qu'elle organise avec ses colocataires des moments de dégustation au cours desquels chacune propose un thé différent. Elles avaient constaté que leur plaisir de se retrouver en fin d'après-midi s'était renforcé depuis et qu'elles avaient plus de facilités à se parler. Comme quoi, pour une fois, Olivier Scala est peut-être pessimiste en pensant que les jeunes n'osent pas entrer dans la boutique par crainte du ridicule.
On connait désormais à quoi correspondent le first et le second flushs en Darjeeling. Mais on aimerait ouvrir davantage au grand public la culture du thé et faire connaitre le travail des professionnels. La classification est assez particulière. Elle s'organise en deux grands domaines : les thés Grandes origines et les thés parfumés. Dans le premier secteur on raisonne en terme de provenance. Dans le second c'est la couleur qui sera discriminante : on parlera alors de thés noirs, blancs, rouges ...
Mais s'il y a bien une couleur associée à cet univers c'est le vert, qui est celle des feuilles et donc des paysages parce que le théier est un arbuste à feuilles persistantes, de la famille des camélias. Il pourrait pousser partout. Il y en a un dans la cour du Salon. Mais ses feuilles ne peuvent pas être récoltées s'il n'est pas dans un climat chaud et humide.Il compare les plantations à la Provence : des petites collines recouvertes d'un tapis vert, parfois tirant vers le gris lorsque la taille est très courte. Il a réalisé ses plus belles photos au moment où la nouvelle pousse vert jaune apparait au-dessus des feuilles plus vieilles. La nouvelle récolte s'annonce alors.
Les paysages sont somptueux, envoutants, composés d'immenses parcelles, calmes, sans autre bruit que le chant des cueilleuses de thé qui rient sans discontinuer. Cette atmosphère, Olivier la retrouve au moment des dégustations.
Il a créé sa boutique comme une maison de thés, avec un espace comptoir, un bar de dégustation, un restaurant. On propose régulièrement diverses manières de consommer le thé : à la russe, à la marocaine, ou selon le rituel japonais auquel une salle particulière est dédiée. Les temps d'infusion sont radicalement différents dans les différents pays et les dégustations diffèrent aussi. Il n'est pas rare en Chine qu'on pratique des massages dans la salle, ce qui est inconcevable en France. Alors il n'a pas hésité à installer l'espace beauté au sous-sol.On vient au thé par les thés parfumés qui connaissent une énorme progression. Les chinois ont les premiers eu l'idée d'associer le thé au jasmin et au lotus. La bergamote est venue ensuite, et aujourd'hui ce sont les huiles essentielles qu'on emploie. Il y a des mélanges pour tous les goûts et je suis admirative qu'Olivier se souvienne de chacune des 500 recettes qu'il a conçues.
Il me confirme les préférences actuelles pour Secret Tibétain, un mélange de thés noirs et verts de Chine, un thé au jasmin et des arômes de bergamote, vanille et épices avec des pétales de fleurs.
Rouge baiser arrive juste après, avec son accord thé vert Sencha et Chunmee de Chine, rooibos d'Afrique du sud, arômes citron, vanille, caramel, morceaux de papaye et pétales de fleurs.
Le nom a presque autant d'importance que le parfum pour stimuler l'imaginaire. Jardins fleuris de Boukhara évoquent une des plus vieilles oasis d'Asie centrale avec ses thés noirs de Chine à la rose, au jasmin et au lotus, son arôme de violette et ses pétales de fleurs. Et rien que la dénomination Douceur indienne est une promesse que cerise, pomme, orange, citron, anis, soucis, rose et bleuets concrétiseront. Les plantes peuvent se combiner avec les thés comme dans Shéhérazade.
C'est ce qu'ont fait les arabes, mais pour écouler un stock de mauvais thés en associant la menthe (et beaucoup de sucre) qu'ils avaient sur place à d'infâmes thés chinois destinés au marché anglais. Ils ont ainsi inventé leur boisson emblématique au milieu du XIX° siècle.
Tant de réussites sont nées d'une erreur ou d'une maladresse qu'il ne faut pas craindre d'innover même si assembler plusieurs thés réclame un savoir-faire énorme. On peut chez soi s'exercer à sa guise en combinant une seule variété et un parfum. Ce peut être une gousse de vanille, une branche de thym, ou plus simplement quelques gouttes d'eau de fleur d'oranger. Je l'ai longtemps fait quand je voulais retrouver le parfum d'un earl grey et que je n'en avais plus à disposition. l'important est de stimuler son penchant pour la découverte.
Après les thés parfumés il viendra un jour où on passera aux grandes origines. Le thé est la boisson de la patience. On dit qu'on boit le café debout, le thé assis, ce qui a sans doute inspiré à un auteur chinois la réflexion qu'on buvait du thé pour oublier le bruit du monde. Il s'apprivoise en quelque sorte et on remarque que ce mouvement s'accorde avec l'attrait pour la méditation, sujet à la une de beaucoup de médias, comme j'en ai fait l'écho dans cet article consacré au magazine CLES.
Plusieurs légendes sont associées à la naissance du premier théier. Les indiens racontent qu'un prince, du nom de Bodhidharma partit en Chine prêcher le bouddhisme vers l'an 520 et fonder une secte qui se développera au Japon, près du 6 siècles plus tard, sous le nom de zen.
Bodhidharma avait fait le voeu de ne jamais dormir afin de ne pas voler un seul instant à sa mission. Malgré tout, un jour, épuisé il tomba de fatigue sur le bord d'un chemin. À son réveil, ivre de colère, il s'arracha les paupières et les jeta. Quelques années après, en repassant au même endroit il vit que là où il avait jeté ses paupières un arbuste avait poussé dont les feuilles ont le pouvoir de maintenir l'esprit en éveil.
Une autre version attribue la découverte au hasard. Ce serait une feuille d'un théier, transportée par le vent, qui serait tombée accidentellement dans la tasse d'eau chaude que l'empereur Shennong buvait tranquillement à l'ombre d'un arbre. Il apprécia la nouvelle couleur de l'eau, son parfum et ses vertus. Cet empereur est réputé pour avoir fondé la médecine chinoise ... il y a presque 5000 ans. C'est dire combien le thé doit être une boisson ancienne.
Il n'en demeure pas moins vrai que, en dehors de la France, cela reste la boisson du pauvre, qui hiérarchiquement se situe juste au-dessus du simple verre d'eau chaude. Il suffit de voir un film tourné à notre époque en Chine pour réaliser combien l'habitude persiste. Il est fréquent de voir un personnage enter dans un café pour commander une eau chaude, ce qui serait impensable et de l'ordre du ridicule en France. Sachant cela je me suis mise, sans complexe, à boire le soir (parce que je suis très sensible à la théine) un mug d'eau chaude parfumée d'un sirop. Et c'est très agréable, ma préférence se tournant vers le Matcha Green tea de Monin, ou le thym citronné de la Maison des plantes, découvert lors de mon séjour estival en Franche-Comté.
Tout le monde n'a pas une aïeule comme celle d'Olivier, qui lui confia comment combiner romarin, menthe et anis vert. Demandez ce qu'il a appelé "remède de ma grand-mère" pour diminuer la fatigue, régler les problèmes de digestion et remonter votre moral si besoin est.
La maison George Cannon surfe sur la tranche haute en matière de prix mais on y trouve des produits qui ne sont pas disponibles ailleurs. L'accueil se veut simple et naturel. Ce n'est pas là qu'on se sentira complexé malgré l'immensité du choix. On se sait pas assez qu'on peut, pour une somme plus que raisonnable, déguster simplement un des thés au "bar". En misant 1, 50 € on s'assurera d'avoir fait le bon choix avant d'acquérir l'un ou l'autre. Un petit guide est aussi à la disposition de l'amateur pour lui faire des suggestions tenant compte de la force et de la teneur en théine.
Les durée optimales d'infusion sont mentionnées. On recommande 1 minute pour un thé vert comme le Grand Sencha, 3 à 5 pour les thés noirs et rouges, mais jusqu'à 20 pour certains thés blancs. On comprend mieux l'importance du conseil ...
Chez George cannon, on trouvera aussi des thés compressés, autrefois plus facilement transportables sur la Route de la Soie et qui servaient de monnaie d'échange pour le troc. Egalement des thés sculptés qui s'infusent 5 à 7 fois successivement comme je l'ai expliqué dans de précédents articles.La variété s'exprime donc aussi en matière de présentation.La plus surprenante est sans doute la fleur de thé, encore une invention chinoise, qui consiste en un assemblage de 200 pétales autour d'une fleur, le tout cousu de fil blanc. Dans l'idéal l'infusion se fait dans une théière de verre pour apprécier visuellement l'éclosion de la fleur.On a une certaine sensibilité esthétique à la forme et la couleur de la théière et des tasses.
Le choix est très vaste chez George Cannon et s'effectue en premier lieu avec le nez. Le client fera ouvrir les boites avant d'arrêter son choix. Le conseil du vendeur est déterminant parce que la question récurrente concerne le parfum en bouche, la dominante de tel ou tel arôme ...
On ne peut pas dire que la vue soit un sens très sollicité en Occident en matière de thé. Cela aussi est en train de changer et on commence à présenter la théière à coté d'une coupelle permettant de voir les feuilles qui ont été infusées. On pourra les respirer, et pourquoi pas en croquer ... le Gyokuzu pourra être infusé trois fois comme on le fait pour les thés verts japonais avant d'imbiber les feuilles de vinaigre de soja et de les déguster comme une salade.Cela peut sembler aller de soi mais il est toujours utile de le préciser. Quand les thés japonais ont été récoltés après le 11 mars 2011 ils ont été analysés et contrôlés avant de quitter le Japon et au moment de leur passage en douane sur le sol français. On ne peut pas oublier la catastrophe de Fukushima mais elle ne doit pas nous dissuader de boire du thé vert dont les vertus vitaminiques et anti-oxydantes sont reconnues et précieuses.
Olivier Scala est très attentif à la qualité de ses fournisseurs. Il se tourne de plus en plus vers le bio et le commerce équitable. Il a réussi à créer une maison de thés autour d'un comptoir, d'un bar de dégustation et d'un restaurant. Peut-être n'est-elle que la première d'une série ?
Thés Georges Cannon, 12 rue Notre Dame des Champs, 75006 Paris, tel 01 53 63 05 43
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