De circonvolutions en arabesques, de sauts acrobatiques en poses gracieuses, la jeune patineuse exécute sa performance devant un public et des juges de plus en plus conquis. Et la jeune fille de tournoyer dans d’infernales spirales, et la glace de grincer sous l’impulsion de son appel pour défier l’apesanteur et offrir à l’air toute la surface de son corps. Son « programme » – même si ce terme l’a répugne – se déroule bien. Elle l’a, maintes fois répétées, maintes fois modifié. Elle y met toute son âme. Certes la compétition n’est pas importante, ne lui vaudra qu’un article dans la presse locale et encore, si elle gagne mais qui sait ? Peut être sera t’elle repéré par un dénicheur de talent qui la mènera au firmament des étoiles de la glace. La musique puissante, guerrière emplit la patinoire où un public disparate occupe des gradins plus ou moins vides. Sa famille et ses amis sont là (comme pour ceux des autres patineuses, évidemment, qui forme toujours le gros des spectateurs dans ce genre de manifestation) et l’encouragent.
Mais pas plus que les notes de la Carmina Burana, elle n’entend leurs sifflets et leurs vivats. Concentrée, essoufflée, elle enchaîne les gestes mille fois répétés, sans anticiper les difficultés. Elle est fluide, vive, rapide. Ses patins crissent sur la glace, la mordent, la rayent, l’embrassent. Rien ne semble pouvoir arrêter cette danseuse aux formes frêles et pas encore femme, enserrée dans un justaucorps pourpre. Elle glisse, s’élance, retombe, sourit – ne pas oublier de sourire –, et prend son élan pour courir, pointes sur la glace...
Quand soudain, elle se pétrifie, manque de chuter, son sourire s’éteint et son visage se pare d’un étonnement glacé. Toute à fait immobile, elle regarde ses patins où des bandes fines de givre fondent et s’écrasent. Le public est interdit, pas longtemps. Une rumeur commence à l’agiter, ça vient de son camp à elle. La musique continue, tambour battant. Elle leur gâche le spectacle. Tout se passait bien, pourtant. Pas de fautes, pas de chutes. Son arrêt est inexplicable. Mais que se passe t’il ? Elle s’est arrêtée, je ne compr... ...organisateurs font vraiment mal la sélect... Elle s’est blessée, vous croy...
Déjà le public se lève et tente de voir. Elle n’exprime rien, ne se tord pas de douleur en se tenant une cuisse, elle est là, regardant avec fascination quelque chose entre ses pieds. On se tord le cou, on se pousse du coude. Comme si on avait coupé le fil qui la tenait debout, elle tombe à genoux comme le naufragé du désert au bord de l’oasis salvateur.
***
Dans les remous de la foule, parmi les discussions à voix cassés, il y Abel Belloc. Le patinage lui, ça l’emmerde, plus qu’autre chose. Un spectacle pour les bonnes femmes en manque de paillettes et d’esbroufe. Certes, il est impressionné quand il lève les yeux de son livre pour voir ce que font ces athlètes aux tenues extravagantes. Le patinage artistique aurait beaucoup plus de succès s’il y avait moins de froufrous et d’accessoires ridicules, si vous voulez son avis. Mais les pirouettes savantes et les musiques de blaireau, ça ne l’amuse pas longtemps.
Lui, il est le gardien de la patinoire. C’est lui qui fermera la les portes
ce soir quand toutes cette basse-cour aura bien voulu vider les lieux. C’est l’arrêt du chuintement des patins qui lui fait lever la tête. Mais il n’a pas à se tordre le cou pour voir ce que regarde la patineuse.
Il le voit distinctement même. Une volute dense de poussière noire s’élève et se développe paresseusement au dessus de la glace. D’emblée, il pense à un court circuit mais cette pensée s’envole aussitôt qu’elle se pose. La machinerie se trouve très loin et aucun câble électrique ne passe sous cet endroit précis. Fasciné, presque mécaniquement, il s’approche.
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La fumée s’enroule autour d’elle, la force à descendre près de la glace. La bouche d’ombre est propre et derrière semble glisser des serpents paresseux. Elle tend sa main et l’engouffre dans les ténèbres.
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A peine sa main se pose, les ampoules des lumières éclatent. La foule à un cri unanime et la rumeur devient flots. Des éclats de verre pleuvent du ciel, les flots deviennent vagues. Le sang coule, la vague devient lame. Et les emportent. Par paquets désordonnés, la foule fuit.
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Un seul remonte le courant, c’est Abel Belloc. Il n’a envie que d’une chose, c’est la rejoindre. Pas la fille, la fumée. Il s’approche tant qu’il peut voir que la jeune fille en pourpre a déjà sa main jusqu’au poignet dans la croûte de glace. Autour de son bras, s’enroule la poussière comme un gant exagérément long. Il peut la voir sourire. Il enjambe la barrière et ses pieds touchent le sol glissant et glacé. La magie commence comme s’il n’avait attendu que lui pour déployer ses enchantements.
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L’impact initial est la bouche sombre où la jeune patineuse baigne sa main et l’onde de choc se propage tout le long des barrières en bois qui ceignent la glace. Elle craque et se brise nette, comme si deux mains géantes l’avait plié. Des éclats blancs sales volent en tout sens, le bois des barrières se plains puis se fend avec les cris outragés de vieillards bousculés. Libérées, les nuées de ténèbres envahissent l’espace comme un ample champignon atomique et se répandent dans l’endroit devenu silencieux. Elle les enveloppe promptement tout les deux, et les avale. Aussi soudainement que la brume noire a envahi le monde, une lumière crépitante s’échappe du trou initial. Le bruit et l’éclat atteignent une apogée discordante pour l’un, aveuglante pour l’autre. Et la lumière mange la noirceur. Le lieu retrouve un semblant de réalité même si l’oeil crevé de la banquise artificielle et son orbite gauchie dérangent et questionnent. Sur ces ruines s’élève déjà une nouvelle civilisation.
La glace geint et se disloque. En dessous, mature des humeurs, des cellules réclament l’air, une alchimie organique est à l’oeuvre. Une clameur, des glissements agitent la surface. Quelque chose demande à naître. Elle est entrée la première, elle sort la première. Elle s’extrait sans mal de son cocon de glace, elle en gagne le bord d’un bond agile. De suite, elle guette d’où viendra l’ennemi. Elle se met en position, éprouvant sa nouvelle condition. Elle a gardé une ossature souple et solide, sa vivacité et sa concentration sont affûtées. Elle est fière d’avoir été choisie même si ce qui arrive peut signifier sa mort et sa damnation. Elle a été choisie par le Bien, pour preuve la paire d’ailes qui l’aident à se positionner, prés du toit, pour voir venir l’ennemi.
Celui-ci envoie déjà ses ambassadeurs pour annoncer son arrivée.
Des mouches par nuées se jettent hors du trou, retombent instantanément mortes jonchant la glace de paquets noirs et vite visqueux. L’air devient âcre, irrespirable. Les mouches continuent de sortir comme d’une gigantesque ruche, vrombissantes. Elle le précède puis le dévoile. Celui qui fut Abel Belloc n’a rien gardé de l’enveloppe originelle. Son crâne s’allonge, part en pointe vers l’arrière. Il est plus d’épines et d’écailles que de peau. Son torse est large, ses jambes, courtes. Ses yeux n’expriment aucune intelligence et sa gorge râle, rauque. Il est un monstrueux nouveau-né, sans conscience, qui communique par des grognements acides. Sa grosse tête glisse sur le côté, avise la forme perchée et une langue gourmande sort de sa bouche, en même temps qu’un jet de napalm et de flammes.
Du plaisir, du jeu… L’éternel et amusant combat allait pouvoir commencer. Et aujourd’hui, il n’est pas le challenger.
De sa position élevée, elle n’a rien perdu de l’enfantement de l’Ennemi. Elle se prépara, invoquant le Bien et une épée de lumière apparue dans sa main. A terre, la Bête affûte ses crocs, acère ses piques, ajuste ses jets de flammes. D’un signe muet, ils engagent le combat.
FINJérôme J. NOËL Histoire originale 02/04/95
Réécrite le 11/07/07