Ils sont arrivés propres sur eux, avec leurs mocassins bien cirés et leurs chemises soigneusement repassées. Super équipés : smartphones, ordinateurs, tablettes, quand les journalistes français se plaignent de ramer avec des outils antédiluviens. Les journalistes anglais ne sont pas passés inaperçus à Chevaline, sur les lieux de la tragédie qui a fait quatre morts, trois Anglais et un Français. Sur place, le contraste avec les représentants de la presse française était saisissant. Et l'effet s'est pas fait attendre. Très vite, on a remarqué que la presse française avait du retard à l'allumage.
Que s'est-il passé ? On peut examiner plusieurs explications pour essayer de comprendre ce retard.
1 - Les Anglais ont-ils travaillé en équipe ?
Oui, c'est un fait, ils ont travaillé en pool. D'abord parce qu'ils étaient en terre étrangère. Et aussi du fait de la barrière de la langue. Par souci d'efficacité, également «Dans une affaire comme ça, on a aucune raison d'être concurrents» confie anonymement un journaliste d'un tabloïd anglais. Ils ont échangé des infos, des tuyaux. Ils se sont aussi répartis les interviews. Ainsi, celle de cette habitante de Chevaline, aperçue notamment sur France 3 : «On n'avait aucune raison de la faire à neuf ou à vingt ! Une seule interview suffisait ». A l'inverse, les journalistes français défilaient pour reposer les mêmes questions, et obtenaient en boucle des réponses d'interviewés de plus en plus excédés.
Certes, la presse anglaise a la réputation d'être très agressive. Mais elle peut coopérer quand il le faut. La zone était bouclée, les routes d'accès barrées par les gendarmes ? Pas de souci, il restait le ciel. « Le Sun et le Daily Mirror se sont partagés le coût de location d'un hélicoptère qui a survolé la scène de crime et pris les photos qui ont été publiées partout, raconte Catherine Coroller, l'envoyée spéciale de Libération à Annecy. « Les télévisions dont la BBC, SKy News et ITV ont fait de même.»
Ce qui met en rogne Alain Hamon, directeur de Credo, agence de presse spécialisée dans le fait divers et la sécurité intérieure : «Une heure de location d'hélico, c'est quand même pas le bout du monde ! Et puis on pouvait survoler la zone en ULM, ça n'aurait quasiment rien coûté. Certains confrères, sur le terrain, se sont forcément posés la question. Mais il y a dû avoir cette réaction classique «Si on fait ça, on risque d'ennuyer le parquet, les gendarmes…» C'est un mal français. Il y a les mêmes réflexes chez certains confrères qui travaillent avec les politiques. »
Mais Fiachra Gibbons, journaliste au Guardian, a une tout autre explication : «D'accord, ils ont collaboré. Mais pour une raison très simple : ils travaillent la peur au ventre. Ils sont terrifiés à l'idée qu'une info leur échappe. Etre ensemble, en petit groupe, c'est la meilleure façon de se surveiller. Ils ont une pression énorme. Moi qui évolue souvent avec le pack ("la meute") de journalistes, ici et là, je lis dans leurs yeux l'insécurité permanente qui les habite. »
2 - Ils ont été plus pugnaces ?
Dans ce genre d'affaire, il faut poser les bonnes questions. Même si elles sont dérangeantes. Et il y a rapidement eu matière à ça. Ainsi, à propos de la découverte tardive de la petite fille vivante dans la voiture criblée de balles. « Le procureur a servi une excuse énorme, au début : les premiers intervenants ne pouvaient pas deviner qu'il y avait encore un autre enfant car il n'y avait qu'un seul siège bébé à bord. Or la malheureuse gosse qu'on a retrouvé sanglante à l'extérieur a sept ans. On ne met pas un enfant de cet âge-là dans un siège bébé ! Eh bien le procureur a “vendu” ça aux confrères les doigts dans le nez...»
Et ce n'est pas la justification du protocole du gel de la scène de crime qui fournit une explication satisfaisante à ce retard. L'arrivée tardive de l'équipe de IRCGN, venue de Rosny-sous-Bois, n'a pas trouvé d'explication rationnelle, dans la presse française. A de rares exceptions près. Quelques journalistes plus expérimentés, comme Patricia Tourancheau (Libération) ont relevé cette incohérence et pointé la guéguerre entre la Gendarmerie et la police, prenant le pas sur la nécessaire mutualisation des moyens techniques et scientifiques.
«C'est vrai que les Anglais sont plus pugnaces, explique Catherine Coroller. Mais pugnaces ET courtois, sans agressivité. Ils posent les questions et les reposent différemment, poliment, de façon à ne pas énerver leurs interlocuteurs. Il faut dire qu'ils ont délégué en Haute-Savoie des gens expérimentés, aguerris, alors que les Français étaient plus divers à ce niveau...»
3 - Ils vont plus vite que les autres ?
«Dans ce genre d'affaires, rappelle Fiachra Gibbons, les médias anglais saturent le terrain. Le pack déboule, fait du porte à porte, ratisse large, interroge tous les témoins possibles, même les moins dignes de foi, explore toutes les pistes, mêmes les plus fantaisistes. Ils n'ont aucun état d'âme à ce niveau, pour les raisons que j'ai déjà évoquées. Et puis au bout de deux, trois jours, la meute, exténuée, repart vers d'autres aventures. Les fausses pistes sont déjà oubliées et les bonnes pistes des journaux rejoignent enfin les pistes sérieuses suivies par la police. Les Français sont plus prudents à ce stade. Au fond pourquoi pas ?»
Parmi les fausses pistes, l'information selon laquelle le père aurait été surveillé par le renseignement britanniques. Ou le fait que le tueur (s'il tant qu'il ait agi seul) soit un «professionnel». Ce qui fait bondir Alain Hamon, sur son site : «Il était bien nerveux, pour un professionnel. Il tend son guet-apens à une heure et en un lieu où il peut croiser pas mal de gens... [Et le tueur] laisse derrière lui les étuis de ses projectiles, éjectés donc provenant d'une arme automatique…»
Alain Hamon rectifie également un point : «Les médias anglais ne sont pas allés aussi vite que ça. Les principales infos (nom de famille des victimes, identité supposée du père…), on les a eues avant eux, de source policière alors que les gendarmes verrouillaient tout. Pour ma part, j'ai trouvé et validé très rapidement le nom de la société pour lequel travaillait Saad Al-Hilli.»
Mais au final, peut être que la réactivité pour exploiter ces infos n'a pas été du côté des médias français. Pendant que les rédactions «pleuraient pour avoir des photos», les Anglais louaient des hélicos. Et le Daily Mail mettait à jour sur son site une page très complète avec des photos introuvables en France et où tout était dit, même les informations non avérées. «Le site du Mail a plus de visites que le New York Times et le Guardian…», rappelle Fiachra Gibbons.
4 - Le fait divers se vend-il mieux en GB qu'en France ?
C'est un fait que ce genre journalistique n'a pas le vent en poupe, en France. Et c'est ce qui expliquerait le manque de moyens dévolus. «Certains grands médias anglais sont entièrement spécialisés là-dedans…» soupire Alain Hamon. «En France, à part deux ou trois hebdos, il n'y a plus qu'un seul quotidien : le Parisien. Mais même ce journal ne traite plus le fait divers comme avant. Et la PQR est carrément à la ramasse, sur ces sujets. Pourtant, le fait divers fait vendre. Mais c'est un paradoxe : ce n'est pas un produit d'appel pour les chaines de télé, les radios, les journaux. Donc on le traite de plus en plus mal. Donc on ne le vend pas terriblement. Donc on ne donne pas ensuite les moyens qu'il faut pour couvrir une tragédie comme celle de Chevaline. »
«De ce côté de la Manche, le spectre de médias est grand, et chaque média est très spécialisé, affirme Fiachra Gibbons. Il existe ainsi plusieurs journaux spécialisés dans ce domaine. «Chaque média a son contenu et ses lecteurs. En France, c'est à la fois plus généraliste et plus étroit.»