Journal d’exil de Mircea Milcovitch
« Le colonel Lawrence d’Arabie disait par expérience que tout homme qui appartient réellement à deux cultures perdait son âme » : phrase vertigineuse du Démon de l’absolu d’André Malraux, remontée à ma mémoire, telle une épigraphe fulgurante, après avoir lu Journal d’exil de Mircea Milcovitch.
Je ne parlerai pas concernant cet auteur de talent littéraire car il s’agit de bien plus que cela : d’être, de densité humaine, d’âme et de corps, toutes choses ignorées des plates égobiographies d’aujourd’hui. Journal d’exil montre que la grandeur d’un écrivain, autant que sa prédication même, se trouve dans le lieu d’où il écrit. Le lieu de l’écriture est sa vraie profondeur, il est ce « Lieu seul situé » dont parle le poète Oscar Venceslas de Lubicz Milosz dans Ars Magna, lieu de l’exil qui exige le refus du mensonge et seul contient la mélancolie de l’instant : « moi dans le Lieu seul situé j’écris » [1].
En octobre 1968, Mircea Milcovitch, jeune artiste roumain, met à profit une exposition de peinture officielle à Paris pour choisir l’exil. L’écriture d’un journal est la technique qui se présente au narrateur pour oblitérer son passé, distiller les images de sa conscience, procéder à un bouleversant transvasement alchimique de son âme. À la réalité de son présent, qui est le temps de l’écriture, se superposent des images surgies de sa mémoire. Écrit directement en français, ce Journal va lui permettre de retrouver son lieu d’énonciation perdu. La langue de l’exil devra entièrement s’incorporer en lui pour lui dévoiler sa nouvelle culture.
L’ouvrage se compose de 64 chapitres, comme autant de cases noires et blanches d’un jeu d’échecs. Tissé d’ombre et de lumière, l’échiquier est traditionnellement orienté : chacun de ses côtés correspond à une direction cardinale. Les joueurs se faisant face, les échecs se jouent dans l’axe Est-Ouest. Le jeu reflète donc l’espace de l’exil qui sépare les deux moi du narrateur : celui qu’il a été, à l’Est ; celui qu’il doit devenir, à l’Ouest. L’exil creuse en lui cette distance tragique qui pourrait l’empêcher d’exister. Écrire est un acte décisif pour tenter de mettre en échec la mémoire du double. Il lui faut franchir cet abîme blanchi, comme la page vierge, comme la neige – élément récurrent qui traverse le livre. Ce combat du narrateur avec lui-même est la trame de l’œuvre et s’identifie à une partie d’échecs dont l’enjeu est son âme. Sans doute le motif de l’échiquier est-il à peine suggéré, il n’y a pas vraiment, comme dans le roman de Nabokov La défense Loujine, d’homologie structurale entre le jeu et le processus narratif, mais l’entrecroisement des visions rétrospectives du passé et de l’introspection de la réalité présente rappelle l’alternance du déplacement des pièces par les joueurs.
L’exil entraîne la réclusion physique. Par son ancrage dans le présent de l’énonciation, l’auteur tente de reconstruire le lieu de son corps – ce lieu d’où il écrit. La narration est sans cesse traversée par les figures féminines qui ont jalonné son destin et dont l’étrangeté évoque les héroïnes romanesques nervaliennes, le « filles du feu » : Maria, la femme élue ; la « fillette blonde » ; la jeune actrice Mélusine ; et jusqu’au prénom, Sylvie, de l’étudiante en Philosophie qu’il rencontre à Paris, dès les premiers jours de son exil. Car l’éloignement est aussi celui de la femme aimée, restée en Roumanie. Elle est la véritable destinatrice du Journal dont la lecture lui demeure interdite. Le narrateur parle des lettres où il ne peut écrire ce qu’il voudrait lui dire puisqu’elles seront interceptées par la censure de la Securitate. Écrire ce qui ne peut-être lu, jusqu’à cette dernière lettre, à la fin du livre, que l’auteur n’enverra jamais et dont le style épuré retrouve celui de la plus haute littérature amoureuse. L’incorporation par le narrateur de sa langue d’exil se fait au fur et à mesure qu’avance l’écriture du livre. Peu à peu les errances syntaxiques disparaissent, jusqu’à l’ultime et sublime lettre d’amour qui marque la victoire de la dame blanche sur l’échiquier.
Mais, dans une autre partie, les noirs ont joué et gagné. Du nouveau lieu de son exil, le diariste constate l’emprise idéologique qu’exerce le marxisme sur la jeunesse française de l’époque. Son analyse se heurte à l’incompréhension des étudiants « révolutionnaires » qu’il fréquente. Le Journal dénonce la technique de l’esclavage mise en place par le système communiste, la colonisation intérieure des âmes qu’il décrit scrupuleusement, à partir de tableaux de la vie quotidienne où le tragique se teinte parfois de tendresse et d’ironie. Sa réflexion devient prospective quand il compare les deux mondes, de l’Est et de l’Ouest, et s’attache à relever les « germes similaires ».
Journal d’exil, plus de quarante ans après qu’il ait été écrit, ne peut que susciter l’angoisse du lecteur ; car, c’est notre monde qui, par anticipation, surgit de ce livre. Pourquoi, depuis que le mur de l’Est est tombé, le monde occidental est-il lui-même devenu une prison sans mur ? La disparition du bloc soviétique a permis au communisme de se faire oublier. Il a cessé d’être un enjeu idéologique et stratégique mondial pour devenir un simple objet d'étude historique. Mais la trahison des clercs s’est poursuivie sous de nouvelles formes. L’esprit du matérialisme marxiste imprègne désormais nos sociétés de l’esclavage volontaire où le parti de la bien-pensance noyaute toutes les consciences. La déloyauté et la félonie, la prodition des intellectuels occidentaux, la forfaiture de l’Université presque totalement acquise à la pensée marxiste, sans oublier la prévarication insidieuse de l’Église de Rome [2] ont contribué à l’immonde oubli des crimes communistes. Dans les micro-récits du Journal de Milcovitch, les gens du pays natal n’engendrent pas de nostalgiques souvenirs, ils sont des cris lancés à la face de l’Occident, des appels à notre mémoire vivante.
Alain Santacreu
[1] O. V. de L. Milosz, « Memoria », Ars Magna, Éditions André Silvaire, 1961, p. 42.
[2] Malgré le leurre de l’encyclique Divini Redemptoris, le Vatican a toujours poursuivi une Ostpolitik conciliante. En 1961 à Metz, il n’hésita pas à passer des accords secrets avec le KGB pour qu’il ne soit plus jamais fait de critique au système communiste. La constitution conciliaire Gaudium et Spes a scrupuleusement respecté ces accords.
Journal d'exil
Éditions Amalthée
297 p, 20 €