Michel Thévoz1 expose une thèse très intéressante sur la peinture, et l’art en général, comme une esthétique de l’effacement du sujet et de la culture. Par extension, l’art serait un suicide du symbolique et de la civilisation. Au sens où le sujet effacerait tout cela par l’acte meurtrier de son art.
Dans le même temps de son art, le sujet s’efface et accède à son humanité, par le symbole et la représentation. La figure métaphorique de ce procès serait le suicide « spectaculaire (générateur d’une iconographie foisonnante) » du Christ par « l’assomption du corps par le symbole » 2.
Mais, la croyance en l’au-delà de la mort a disparue. L’homme ne pense plus survivre dans l’au-delà quand il quitte ce monde.
Il en résulte une nouvelle esthétique qui marque la « destitution de la mort de son statut symbolique ». Un mouvement historique général de la civilisation, de l’homme de pierre à l’artiste contemporain. Ce serait un « suicide parfait », comme on dit « crime parfait ». Un suicide agnostique, « suicide de l’humanité 3». Thévoz décrit cela comme un véritable court-circuit entre l’assomption du sujet et la culture. Pour que le sujet émerge, il sacrifie ses représentations et s’efface du même mouvement.
Thévoz en donne un bon exemple à travers son analyse du parcours de Martin Luther. Il s’est pendu.
Luther était anti-papiste, il fut excommunié. Son père d’origine paysanne avait pu accéder à la bourgeoisie au moment où le capitalisme émargeait. Ce nouvel ordre social imposait l’abolition du particularisme, des singularités régionales et de toute solidarité communautaire, afin de promouvoir un nouvel appareil de production. Cela supposait que le corps devienne une force de travail neutre et interchangeable, libéré de ses impulsions sexuelles. Au XVIème siècle, cela supposait la répression de la sexualité, la satanisation du désir, la diabolisation du corps et de ses pulsions. Ces changements devaient conduire à la mort incontournable de la civilisation précédente.
Luther aurait perçu ces changements, flairé « l’impasse léniniste » à laquelle ils conduisent, leur monstruosité, mais aurait refusé « le passage immédiat de la communauté féodale organique à la solidarité sociale de type communiste » 4. Son mot d’ordre politique fut : « chrétien de tous les pays et de toutes les conditions, connaissez votre abjection, dévalorisez-vous, apprenez la solitude et dispersez-vous ! » Il a ouvertement spéculé sur la « vertu pédagogique du scandale », l’idée de la faute consommée, en connaissance de cause.
Par exemple, il se maire avec l’une de ses nonnes, il édite des écrits scatologiques et anti-papistes. Insolent, Luther disait : « ceci est mon corps, ceci est ma merde, voici dans toute sa crudité ce qui doit disparaître pour qu’advienne l’homme sans qualité des temps futurs, voici ce que Calvin s’apprête à censurer et à bétonner sous ses ordonnances ecclésiastiques, voici, dans une ultime représentation, le théâtre de ce que fit la vie et de ce que sera son désenchantement » 5.
Exemple : « Le pape ? C’est la merde que le diable chiée dans l’Eglise, c’est sous-trou et l’arrière-trou du diable, par quoi ont été chiées dans le monde ces multiples abominations que sont la messe, les moines, la moinerie et toutes sortes de débauches » (Martin Luther).
Et en effet, Luther « nargue » l’humanité et la « tourmente » (selon ses termes). Il « court-circuite 6» la civilisation par son passage à l’acte.
Conclusion de Thévoz : « Luther n’a pas été un suicidé de la société, il l’a suicidée : « c’est tout un monde, celui de son enfance, condamné par l’ordre nouveau, que, à l’instar du joueur de flûte de la légende, il a théâtralement entrainé dans l’obscurité définitive en se passant la corde au cou 7».
Où l’on comprend que Luther montre l’inversion du sujet et de l’objet dans le passage à l’acte. Dans ce dernier, celui qui tue n’est pas celui que l’on croit, l’objet tué non plus.
Cet angle d’approche laisse songeur. Que dire de son extension au 11 septembre ? Un passage à l’acte indiquant la fin d’un monde symbolique et marquant le passage à une autre réalité ? Thévoz le suggère…
1- Michel Thévoz, L’esthétique du suicide, Paris, Les éditions de minuit, Paradoxe, 2003
2- p. 14
3- p. 18
4- p. 34
5- p. 33
6- p. 36
7- p. 37