[anthologie permanente] Alexandre Vvédenski

Par Florence Trocmé

Les éditions Circé viennent de publier La Baignoire d’Archimède, une Anthologie poétique de l’Obériou, choisie, traduite et présentée par Henri Abril.  
À propos de ce livre et du mouvement poétique russe de l’Obériou, on peut lire cet article de René Noël.  
L’anthologie comporte des poèmes de Daniil Harms, Alexandre Vvédenski, Nikolaï Oleïnikov, Nikolaï Zabolotski, Igor Bakhtérev, Nikandr Tiouvélev, Konstantin Vaguinov et Guennadi Gor.  
Dans mon corps tiède j’ai bercé 
une sourde obscure paresse 
semaines au son ensommeillé 
éternité qui dans l’ombre s’affaisse. 
La lune au crâne tonsuré 
s’est enfumée d’un capuchon 
et je couronne ma maison 
d’accords du temps mal réveillé 
Ô rues sourdes d’oreille 
le manège fait tous ses tours 
les étoiles méchantes vieilles 
balancent le berceau des jours 
mai 1920 
 
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Le discours de Thomin 
 
Messieurs, messieurs, 
tous les objets, chaque pierre, 
poissons, oiseaux, chaise et lumière,  
montagnes, pommes, eau et feu, 
frère, épouse, lion et père, 
mains, millésimes et visages, fléaux, 
la guerre et la chaumière, l’ire 
et le souffle des fleuves horizontaux, 
l’homme pauvre d’esprit a tout inscrit 
dans ses tablettes et tableaux. 
On a créé la chaise, mais pourquoi ? 
Pour que je m’y assoie 
et boive et dévore de la viande. 
Si comme par enchantement 
   un fleuve fut tracé ici, 
nous pensons que c’est pour remplir notre vessie. 
Si l’on a créé les cieux, 
c’est pour qu’aux miracles la science s’exerce un peu. 
Même chose pour les montagnes viriles, 
les fonctions, le brouillard et la mère. 
Si nos conversations peuvent déplaire, 
il faut d’abord les comprendre, vous les imbéciles.  
Messieurs, messieurs,  
voici devant vous l’eau qui s’écoule 
et fait à son insu des dessins. 
Là-bas, sous un buisson, les années s’enroulent 
et parlent de leur propre destin. 
Là-bas la chaise se change en victoire,  
la science est un milieu, un miroir,  
bêtes et grades, maladies et crimes 
nagent comme des lignes dans l’abîme.  
Le Roi du monde Jésus-Christ 
ne jouait pas au vingt-et-un, ni au whist, 
il ne frappait pas les enfants, ne fumait rien 
et n’allait pas au bistrot du coin. 
Le Roi du monde transformait le monde, 
c’était un chef d’équipe descendu des cieux, 
et nous étions tous pêcheurs à la ronde. 
Nous sommes aujourd’hui risibles, ennuyeux.  
Et après la mort, dans notre rotation, 
la métamorphose sera notre seule rédemption. 
Messieurs, messieurs, 
voyez, toute la terre est eau, 
voyez, jours et nuits sont un flot. 
Le grand prêtre volant sort de sa guérite 
et voit avec horreur tout ce qui advint après, 
la mort qui n’est plus qu’une écume insipide. 
Aïeux et pères fondateurs, êtes-vous satisfaits ?  
(1930-1931) 
Alexandre Vvédenski, deux poèmes extraits de La Baignoire d’Archimède, une Anthologie poétique de l’Obériou, choisie, traduite et présentée par Henri Abril, éditions Circé, 2012, p. 111 & 139.  
bio-bibliographie d’Alexandre Vvédenski