L’affrontement amuse plus qu’il ne dérange : l’antenne américaine d’Airbus voudrait adhérer ŕ l’AIA, Aerospace Industries Association, équivalent américain du GIFAS, mais la direction du groupement professionnel s’y oppose fermement. Une attitude qui suscite une grande perplexité, sachant de grands noms non-américains de l’industrie aérospatiale figurent en bonne place dans la liste des membres, notamment BAE Systems, Bombardier, Cobham, Embraer, GKN, Rolls-Royce et Siemens. Dassault Systčmes et Safran, parmi d’autres, sont par ailleurs membres associés.
Pourquoi cette position sectaire ? Elle est d’autant plus étonnante que l’avionneur européen achčte chaque année pour une bonne douzaine de milliards de dollars ŕ des fournisseurs américains et se prépare ŕ construire une usine d’assemblage d’A320 dans l’Alabama. Du coup, il n’est męme pas nécessaire de se plonger dans les statuts de l’AIA pour confirmer qu’Airbus réunit les conditions requises pour présenter sa candidature avec, semble-t-il, la certitude de pouvoir adhérer. Lourde erreur ! L’AIA n’en veut pas, pour des raisons idéologiques : deux Etats, la France et l’Allemagne, figurent parmi les actionnaires d’EADS, maison-mčre d’Airbus. Une ingérence étatique jugée totalement inacceptable, la justification d’une fin de non recevoir non négociable.
Il serait malvenu, injuste, d’imaginer que Boeing tire les ficelles en coulisse. Pour reprendre des propos qui nous ont été confiés un jour par un haut dirigeant de Seattle, ŤAirbus et nous avons davantage ŕ partager que de raisons de divergencesť. En revanche, l’AIA en tant que groupement professionnel affiche un rigorisme qui tient de l’arrogance qu’affichent fréquemment les responsables américains, quelles que soient leurs fonctions, leurs responsabilités. Intimement persuadés de détenir la vérité, d’ętre les garants élus de son respect, ne comprenant pas que leurs idées et leur maničre de faire puissent ętre contestées ailleurs dans le monde, ils ne cherchent pas ŕ comprendre. Ces jours-ci, il suffit d’ailleurs d’écouter les discours de Mitt Romney, candidat républicain ŕ la Maison Blanche, pour constater ŕ quel point des personnalités américaines supposées de haut niveau ne savent rien du monde extérieur.
On ne dira jamais assez que le dossier des ravitailleurs en vol a ouvert les yeux des observateurs les plus incrédules. Toutes considérations de patriotisme économique mises ŕ part, les opposants ŕ l’offre d’EADS ont mis en avant la structure Ťsocialisteť de l’actionnariat du groupe EADS. Les Européens ont soigneusement évité d’éclater de rire, pour ne pas vexer leurs interlocuteurs d’outre-Atlantique. Quand des élus américains affirment sans rire qu’Airbus a pour seul objectif de créer des emplois en Europe, aux dépens des Etats-Unis, cela grâce ŕ la grande générosité des contribuables, ils sont écoutés avec le plus grand sérieux. A Washington, faire allusion ŕ la sensibilité politique de gauche de Louis Gallois, qui fut patron d’Airbus et d’EADS, avant son récent départ en retraite, revient ŕ tirer un missile destructeur en direction de la citadelle Europe.
Tom Enders milite avec une belle constance pour le départ de ses actionnaires étatiques, qui suscitent plus de problčmes qu’ils n’apportent une aide concrčte au groupe. Le voici qui dispose d’arguments nouveaux tombés du ciel, si l’on ose dire. Une situation qui relčve d’une incompréhension, voire d’un manque de culture générale de ceux qui attribuent au Ťsocialismeť, dans l’acception américaine du mot, un extraordinaire pouvoir de nuisance. Le malentendu est dommageable en męme temps qu’il est ubuesque.
Mario Blakey, qui dirige l’AIA d’un main de fer, qui fut avant cela patronne de la puissante Federal Aviation Administration, réputée proche de Mitt Romney, a d’autres raisons de grande nervosité, ce qui peut contribuer ŕ expliquer son veto. Ses adhérents craignent en effet de devoir bientôt procéder ŕ des licenciements massifs en raison de la forte diminution des budgets militaires annoncés par l’administration Obama. C’est un dossier délicat, certes, mais qui n’a rien ŕ voir avec le Ťsocialismeť industriel européen.
Un observateur américain oublié depuis des décennies, Kenneth Pendar, a écrit ceci en 1945 : Ťnous sommes tous enclins ŕ penser que les politiques étrangčres, et tout particuličrement la politique française, sont trop confuses pour nousť (1). Le jeune diplomate avait ainsi fait preuve d’un remarquable esprit de synthčse et, en supposant qu’il soit encore de ce monde, il pourra constater qu’avec quelques autres, il avait tout compris trčs tôt, parce qu’il s’en était donné la peine. D’autres bons auteurs, des politiques éclairés lui ont emboîté le pas mais, de toute évidence, sans succčs.
Pierre Sparaco - AeroMorning
(1) ŤLe Dilemme France Etats-Unis, une aventure diplomatiqueť, Editions Self, Paris.