Les critiques d'Ayn Rand, la philosophe et écrivain américaine née en Russie, passent à coté de ce qui importe dans ses idées.
Par Cathy Young, depuis les États-Unis.
Une méprise majeure consiste à croire que Rand vénérait les riches, et considérait la réussite financière comme le but le plus élevé de la vie. En fait, la plupart des nantis parmi ses personnages sont pathétiques, repoussants ou les deux. Des hommes d’affaires engraissés par des affaires pas très nettes ou des avantages octroyés par l’État, des gens de la haute société qui remplissent leur vie avec du luxe. On trouve aussi des personnages issus de la classe ouvrière, pauvres et sympathiques.
Dans « La Source vive », le premier best-seller et le meilleur roman de Rand, le héros, l’architecte Howard Roark, décrit « l’homme dont le seul but est de faire de l’argent » comme une des variantes de « celui qui vit par procuration », qui vit à travers autrui, ne cherchant qu’à impressionner avec sa richesse. Roark lui-même refuse des commandes lucratives plutôt que de sacrifier son intégrité artistique, se retrouvant à un moment sans le sou.
Rand encensait « l’égoïsme », mais pas vraiment dans son sens habituel. (D’une certaine manière, elle employait la tactique polémique aujourd’hui familière consistant à faire d’une insulte adressée à un groupe stigmatisé, ici, les vrais individualistes, une étiquette dont ils peuvent être fiers.) Le rival de Roark, l’arriviste et opportuniste Peter Keating, abandonne à la fois le travail et la femme qu’il aime vraiment pour faire avancer sa carrière. La plupart des gens, explique Rand, condamnerait Keating pour son « égoïsme » ; alors que son vrai problème est son manque d’amour-propre.
Pour Rand, être « égoïste » signifiait assumer d’être soi-même, ne pas sacrifier ses propres désirs ni piétiner les autres. De la même manière, l’opposition de Rand à l’altruisme n’était pas une attaque contre la compassion, mais une critique des doctrines qui subordonnent l’individu à un collectif ; que ce soit l’État, une église, une communauté ou la famille.
L’individualisme de Rand était-il trop radical ? Oui. Son hostilité envers l’idée de toute obligation morale vis-à-vis d’autrui l’a amené à avancer que, si aider un ami dans le besoin est convenable, le faire aux dépends de quelque chose auquel il vous coûte de renoncer est « immoral ». Dans ses fictions, même la charité privée est méprisée en tant que vocation ; il en est de même, en bonne partie, de la famille. Rand ne laissait que peu de place au fait que certains ne s’en tirent pas sans que ce soit de leur faute, ni que beaucoup de réussites individuelles sont rendues possibles par ceux qui nous soutiennent.
Et pourtant, de grandes idées peuvent venir de penseurs dans l’erreur. Les tirades de Rand contre l’altruisme se dirigent souvent contre un homme de paille, mais elle a raison en ce que le réflexe de traiter les buts altruistes comme nobles a aidé le mal ; par exemple, en aveuglant des Occidentaux bien intentionnés face à la monstruosité du communisme. Quand des commentateurs alarmés par l’individualisme à la Rand se gaussent du « mythe » de l’autonomie de l’individu, nous devrions nous souvenir que c’est ce « mythe » qui nous a donné la liberté et les droits de l’Homme, et qui a libéré des énergies créatrices qui ont haussé le bien-être de l’humanité à des niveaux naguère impensables. L’œuvre de Rand offre une puissante défense des fondements moraux de la liberté, et une analyse clairvoyante de la parenté des idéologies anti-liberté, qu’elles soient « progressistes » ou « traditionnalistes ».
Les idées de Rand s’appliquent au plan politique, mais aussi au plan personnel. Pas besoin d’aller aussi loin que Rand pour reconnaître que la valorisation du « sacrifice » et l’accusation d’être « égoïste » peuvent être des armes puissantes pour ceux qui les utilisent, manipulateurs ou despotes familiaux ; ou encore que la dépendance ne mène pas à des relations humaines saines. Pour l’exprimer comme Rand, pour dire « Je t’aime », il faut commencer par savoir dire « Je ». Une critique commune consiste à dire que Rand attire des adolescents qui pensent qu’ils sont auto-suffisants, différents, et voués à un grand destin. Pourtant, le monde serait sans doute plus pauvre, matériellement et spirituellement, sans personne pour porter un peu de cet « esprit de jeunesse », comme l’appelait Rand, dans le monde des adultes.
Les attaques contre Rand se sont aussi concentrées contre sa personne, depuis sa relation extraconjugale désastreuse avec un de ses protégés bien plus jeunes jusqu’à son bref engouement, quand elle avait 23 ans, pour un tueur notoire qu’elle décrivait comme « un garçon exceptionnel » perverti par une société conformiste. C’est répugnant, évidemment ; mais de nombreux autres intellectuels ont eu des vies personnelles sordides, et ont fait passer des meurtriers pour des rebelles.
Rand devrait être vue comme une non-conformiste brillante. Mais il y a des raisons pour lesquelles cette femme a attiré des hordes de disciples, en a influencé bien d’autres, et a impressionné des gens intelligents, depuis le journaliste Mike Wallace au philosophe John Hospers. Ceux qui traitent Rand comme un loup-garou gauchiste seront pris au dépourvu par ses attraits.
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Article paru sur Reason.com sous le titre What Liberals Don’t Understand About Ayn Rand.
Traduction : Benjamin Guyot pour Contrepoints