Au départ, je ne voulais pas en parler dans ce blog. Trop terrible, trop atroce, trop... Le massacre de professeurs et d’étudiants de l’université Virginia Tech à Blacksburg par Cho Seung-Hui est atterrant, effroyable. Il n’y a pas de mots pour dire ce qu’il s’est passé.
Cho s’est suicidé quand les policiers l’ont cerné. Mais, il avait déjà annoncé son intention de mourir. Une enquête de police avait été ouverte quand il avait « traqué » trois femmes. A ce moment, Cho avait prévenu des étudiants qu’il se suiciderait. Les policiers l’avaient déjà trouvé bizarre et il avait passé deux nuits dans une unité psychiatrique qui l’avait laissé sortir.
Il semble que ses professeurs s’étaient eux aussi rendu compte que quelque chose clochait. Nikki Giovanni aurait préféré démissionner que de continuer faire cours avec lui. Son professeur d’anglais avait convenu d’un signal en classe avec son assistante pour qu’elle puisse appeler à l’aide en cas de problème.
Ce qui frappe, c’est que beaucoup ont entendu ses annonces, peu l’ont cru. Les étudiants de son cours de théâtre l’ont dit : « nous avons vu tous les signes, mais nous n’avons jamais pensé que cela pouvait arriver ». Dans ce domaine qui concerne la prévention, la question n’est pas de savoir ce qu’il se passe, mais d’y croire et de le prendre au sérieux.
Il s’agit en effet de ne pas attendre que les menaces « voilées » ne deviennent explicites comme l’a fait la police du campus quand son professeur les a appelés en octobre 2005 : elle leur avait signalé Cho. Ces derniers lui avaient répondu que « rien ne pouvait être fait de manière préventive ! »
Cho n’était pas seulement suicidaire, mais aussi persécuté. Dans le dossier multimédia qu’il a envoyé au réseau NBC, il affirme : « vous m’avez poussé dans mes retranchements, et ne m’avez pas laissé d’autre issue ». « Savez-vous ce que cela fait d’être humilié et empalé sur une croix et d’être laissé vidé de son sang pour votre plaisir ». De fait, les étudiants de son cours « rigolaient » des pièces « irréalistes » qu’il présentait à son professeur.
Au passage, nous pouvons remarquer les effets du fichage généralisé des fous : il est d’ores et déjà possible de lire un article de Wikipédia au nom de Cho, voir ses photos ou lire son dossier médical en ligne !
Ce qui en laisse présumer bien long pour l’avenir de nos dossiers médicaux en France. La discussion sur le DMP (le « dossier médical partagé », soit l’ensemble des informations médicales de chacun d’entre nous enregistrées sur notre carte vitale) est bien engagée. Nombreux sont les professionnels qui s’y opposent. Mais les enjeux industriels et financiers sont majeurs et l’appât du profit pèse lourdement sur nos députés.
Cho avait donc l’idée d’être « empalé sur une croix », « vidé » de son sang. L’image christique que ses termes suscitent est confirmée par ses propos : « je meurs comme Jésus-Christ ». Remarquons aussi sa position les bras en croix sur l’une des photos qu’il a envoyées à la presse (une autre photo le montre poser un pistolet sur sa tempe).
A la différence qu’au bout des bras, il y a des pistolets. Certes, ces pistolets vont s’avérer sanglants, par une sorte de prolongement sinistre.
C’est une métonymie. Cho a les bras en croix comme le Christ, comme lui, ces bras dégoulinent de sang (via ses pistolets). C’est une idée délirante qui montre à quel point les mots sont pris au pied de la lettre dans la psychose. Le Christ saigne par les mains, les mains de Cho font saigner. Le meurtre « parfait » son suicide, il le prolonge.
On retrouve cette configuration qui assimile le meurtre (les armes à la main) à une extension du suicide dans la trame de la pièce de théâtre qu’il a écrit pour son cours de Virginia Tech. En bref, les élèves sont des martyrs que leur professeur fait « saigner ». Ce professeur doit alors « saigner » à son tour.
J’avais déjà noté que la crucifixion de Jésus Christ a pour certains la signification d’un suicide. C’était la thèse du religieux John Donne.
On pourrait dire que Cho reprend cette thèse à son compte pour l’étendre. Cho a l’idée de devenir un modèle comme le Christ. "Grâce à vous, je meurs comme Jésus-Christ, pour inspirer des générations de personnes faibles et sans défense[1]".
Pour pouvoir transformer ce suicide en rédemption généralisée, Cho en est passé par le meurtre. En termes logiques, cela suppose que Cho s’équivalait à ses camarades. Comme lui, ils saignaient, comme lui, ils devaient se sacrifier. « Les générations faibles et sans défenses » qui sont les victimes d’une humiliation et d’un « empalement ».
Cette histoire indique que la maladie de Cho avait bel et bien été repérée, mais qu’il était difficile d’y croyait vraiment. Cela montre que le débat n’est pas tant celui des armes en vente libre, bien que cela aussi soit lourd de conséquences et que fautes d’armes facilement accessible, Cho aurait peut-être eu plus de difficultés à accomplir son projet. Sa bizarrerie était apparue à tous, mais Cho s’est retrouvé seul sans prise en charge psychiatrique au moment où il a décidé de traduire sa pièce de théâtre en actes bien réels.
[1] - Le tireur fou de Virginia Tech : "Grâce à vous, je meurs comme Jésus-Christ", Le Monde, 19 04 2007