Hannah Arendt d’après Kristeva
Dans une interview au journal Libération, Julia Kristeva explique avoir décerné le prix Hannah Arendt à une association de femmes afghanes qui s’immolent par le feu. Kristeva s’engage-t-elle à encourager le suicide des afghanes ? Quelle est cette surprenante position de Kristeva ?
Le prix Hannah Arendt a été décerné à l’association Humani Terra de Marseille qui a construit un hôpital à Herat en Afghanistan et soigne les grandes brûlées et s’occupe des rescapées handicapées pour leur apprendre un métier. Il s’agit pour Kristeva d’organiser une « rencontre entre le souci d'Hannah Arendt de respecter la personne dans la politique et la célébration du 150e anniversaire de la naissance de Freud ». Ce qui n’est qu’une politesse rendue discrètement par Kristeva aux origines de sa pensée.
Arendt a promu la singularité des êtres humains. Chaque individu peut se sentir dépassé. En évoquant son incompréhension devant le monde dans lequel il vit, l’individu fait « de la violence une créativité » et alors, la « place publique devient une sorte de mélange entre la plus grande singularité et le plus grand partage ». Arendt élève l’opinion au niveau d’un forum généralisé dont ceux de l’internet est peut-être l’un des exemples. C’est une « vision élargie du forum grec ». Cette volonté a quelque chose de révolutionnaire et de très actuel. Elle disqualifie tout hiérarchie conçue comme un obstacle entre la singularité et son expression dans le forum de l’opinion. Elle marque la possibilité des individus « d’apparaître » dans la politique qui est « un enjeu politique et non pas religieux ou poétique ».
J’ai eu du mal à comprendre une petite remarque de Kristeva.
Lors de l’immolation de ces femmes, dans un documentaire français sur ces femmes, on voit « très bien les familles du mari qui regardent sans rien faire ».
La première idée qui vient à l’esprit, c’est que ces maris sont les agents du passage à l’acte, ils en sont la cause. Ils les auraient incitées à s’immoler. Puis, on peut se demander d’où vient leur terrible indifférence, cette froideur qui leur permet de regarder cette scène. Mais alors, comment font leurs enfants pour accepter une telle décision et en soutenir le spectacle ? Serait-ce une nouvelle forme de « la banalité du mal » chère à Arendt ?
Kristeva justifie clairement son soutien à Humani Terra en précisant tout le travail socio-éducatif réalisé pour les victimes de cette pratique. Or, les femmes afghanes n’ont ni le droit de parler, ni celui « d’apparaître » (au sens propre : la burqa. « on ne les voit pas »). Leur suicide par immolation devient paradoxalement la manifestation de ce droit d’apparaître au prix de leur vie. C’est donc un suicide politique envisagé par son aspect d’acte performatif. Leur acte cherche à ouvrir une brèche dans la domination qu’elles subissent. Humani Terra tente de prolonger cette action et de la consolider. L’appui politique de l’association prolonge leur acte de liberté.
Pour comprendre pourquoi, je crois qu’il faut remonter à la cité grecque comme le font Arendt et Kristeva. C’était au moment où César victorieux va l’emporter et la détruire. Les libertés de la démocratie sénatoriales vont mourir. L’individu n’est pas le citoyen de la cité, il n’est encore qu’une singularité comme une autre dont la parole l’engage quand la tyrannie de l’empire menace. Refusant cette tyrannie, Caton se fait « harakiri ».
Encore a-t-il fallut que Caton convainque son entourage !
Sénèque raconte à quel point l’accord de ses proches lui a été indispensable. Ainsi, « ses proches, ses amis, ses fils ont deviné qu’il veut se tuer et, pendant le repas du soir, ils lui dérobent l’épée accrochée au chevet de son lit »….. « Bien que son intention cachée soit ferme et pure, bien que rien en lui n’hésite devant l’acte à accomplir et le sens à lui donner, il doit encore employer jusqu’au dernier moment la ruse et la violence en menant contre ceux qui voudraient le sauver de sa volonté le plus épuisant des combats. Il en vient à frapper ses serviteurs, il gourmande son fils, il argumente avec ses amis. On lui rend enfin son épée : je suis, dit-il maintenant à moi [1]».
En somme, Caton a du user de sophismes, de la pensée et en appeler à la raison pour amener son entourage à accepter de lui rendre son arme. Il a milité pour sa politique de liberté. Son acte n’était pas muet. Au contraire, il fut son ultime plaidoyer politique. Il lui a fallut en imposer le sens. Dans ce suicide, la conviction et la certitude étaient du côté de la singularité. La pensée et la raison du côté du forum. Caton a du exercer son « droit d’apparaître », pour paraphraser Arendt. Il lui a fallut que son entourage regarde sans s’y opposer. De même les maris afghans. Ce silence des autres signe la victoire du singulier et la réussite de son action dans le forum. Ce silence est indispensable, il est nécessaire à la réussite de cette politique. Il signe la défaite de la tyrannie.
Si l’immolation des afghanes est de cet ordre, leur acte politique ne vaut que par le silence de leur proche. En ce sens, ces femmes l’ont obtenu et l’action de Kristeva en est leur prolongement.
Extrait
Pour Hannah Arendt, «l'opinion» est la seule riposte à la violence
Julia Kristeva, psychanalyste, écrivain, intellectuelle cosmopolite, prix Hannah Arendt 2006 pour la pensée politique, nous explique pourquoi la pensée de la philosophe de la banalité du mal, du totalitarisme et des totalitarismes est plus que jamais d'actualité.
Par Annette LEVY-WILLARD
Libération, le samedi 28 avril 2007
Née en Bulgarie, psychanalyste, auteur d'une trentaine de livres, (dont la trilogie : le Génie féminin, Fayard, 1999-2002, sur successivement Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette). Julia Kristeva, qui vit et enseigne en France, est une intellectuelle mondialement reconnue, docteur honoris causa des universités Harvard, New School for Social Research, de Toronto, de Sofia... Elle a reçu en décembre 2006 le prix Hannah Arendt.
« Pourquoi avoir choisi de donner votre prix Hannah Arendt à une association qui aide les femmes afghanes qui s'immolent par le feu ?
Quand je préparais mon texte de réception du prix, j'ai vu par hasard un film dans l'université où j'enseigne, la New School for Social Research, à New York, créée dans les années 20 par des gens très à gauche cette université a d'ailleurs accueilli Lévi- Strauss pendant la guerre et ensuite Hannah Arendt quand elle a quitté l'Europe, après son évasion du camp de Gurs où elle était emprisonnée en France comme juive allemande.
Je me demandais comment actualiser la pensée d'Arendt, quand je vois donc ce documentaire français qui raconte le sort des femmes afghanes qui s'immolent par le feu. Ce sont des femmes couvertes par la burqa, on ne les voit pas, elles sont victimes de différentes violences en particulier conjugales et elles n'ont pas le droit de s'exprimer publiquement. Aucune pensée politique ne vient à leur secours et le seul moyen pour elles de protester est de s'immoler par le feu. Elles s'arrosent d'essence, prennent une allumette, et on les laisse comme ça, en train de brûler. Le film montre très bien les familles du mari qui regardent sans rien faire. Parfois certaines s'en sortent, on les emmène dans un hôpital, quand il y en a un, et on essaie de les soigner, quand il y a des calmants et des antibiotiques, ce qui n'est pas souvent le cas.
En rentrant en France, j'ai trouvé par des amis une association à Marseille, Humani Terra, qui a construit, avec les Américains, un hôpital à Herat, en Afghanistan, qui soigne les grandes brûlées et ensuite s'occupe de celles qui survivent, qui sont handicapées. Il faut continuer à les aider, leur apprendre un métier, faire un travail socio-éducatif pour elles et leur milieu, et tout un travail politique d'intégration. Je me suis dit que je voulais donner ce prix à ces femmes-là parce que cela correspond dans mon esprit à une rencontre entre le souci d'Hannah Arendt de respecter la personne dans la politique et la célébration du 150e anniversaire de la naissance de Freud qui évidemment est très loin d'Arendt. Elle détestait la psychanalyse je crois qu'elle avait des raisons personnelles de s'en méfier et surtout elle ne la connaissait pas bien. Pour elle, c'était une sorte de discours qui mettait les gens dans le même schéma OEdipe, oralité, analité, phallique... sans en mesurer la dimension poétique : on essaie justement de chercher ce que chaque personne a de singulier à dire. Ce qui correspond tout à fait à la pensée d'Arendt.
Ce geste politique vise d'abord à signifier que des singularités humaines et féminines sont privées, avec la burqa, du «droit d'apparaître» . Et ensuite qu'elles n'ont pas le droit de s'exprimer. C'est une forme de totalitarisme. Enfin, plus largement, elles vivent dans un pays de plus en plus dominé par les talibans, où se croisent deux fléaux du monde moderne : les maffias de la drogue et les maffias religieuses. Fléaux qui représentent une véritable menace qu'on ne sait pas comment combattre. C'est donc un challenge pour les intellectuels que nous sommes ».
© Libération
[1] - commenté par Maurice Pinguet dans La mort volontaire au Japon, Tel Gallimard, 1984, premier chapitre. La mort de Caton est citée dans la traduction de Sénèque par Aymot (1559), « Les vies des hommes illustres », bibliothèque de la Pléiade, tome II, p. 598