Au bout d’une bonne demi-heure , j’aidai Steve à enfiler cette énorme carpe dans l’épuisette ( je sais que ce mot » enfiler » peut paraître trivial et déplacé, mais, j’y tiens.Il n’y a rien de sale dans ce texte d’une haute teneur poétique !). C’est vrai qu’elle était magnifique avec ses nageoires orangées, ses lèvres roses et violettes et ses grosses écailles d’armures de chevalier Teutonique.
« Bon, c’est pas tout ça, annonça mon camarade en s’essuyant la sueur qui brillait sur son front, mais celle là, je l’emporte chez moi. Elle fera bien dans le bassin de jardin ! »
-Quoi, t’es pas un peu dingue, cette pauvre bête dans un bassin ? Et pourquoi pas y foutre un dauphin ou un rhinocéros pendant que tu y es !
Rien n’y fit. Le temps d’écraser une larme et le 4×4 gris emportait à toute allure la belle carpe, soulevant la poussière du chemin forestier.
Et moi, je restai planté comme un con avec un sale goût dans les gencives, le goût des traîtres, le goût des complices d’un forfait inqualifiable, le goût d’une honte rouge vif.
Et puis, la semaine dernière, Steve m’invita pour déjeuner : « Flèche, ce serait bien si tu pouvais venir, Régine, ma femme, vient de découvrir une nouvelle recette de pommes mousseline en sachet. »
Arrivé chez lui, le bougre voulu absolument me montrer son bassin. Horreur, miséricorde. Le fameux bassin mesurait dans les 2 mètres de diamètre et la carpe avait tout juste l’espace pour se retourner et lui lancer un oeil noir. (Les yeux noirs des carpes sont parmi les plus sombres à ma connaissance !)
« Quand même, tu ne vas pas continuer à torturer cette pauvres bête ? » Implorait je .j’allai même jusqu’à me mettre à genoux afin de défendre la cause de cette carpe. À la fin, grâce à des sanglots à peine feins, j’emportai le morceau si bien et que, après la compote de pommes en boîte, nous allâmes remettre le poisson où nous l’avions lâchement capturé.
Le lendemain, curieux, je retournai voir si les choses se passaient bien à la rivière, me mis à l’eau et soudain, fut entouré d’une bonne douzaine de grosses carpes qui vinrent se frotter à mes jambes, sauter comme des folles, me lancer des sourires et des oeillades assassines. La carpe de Steve faisait parti du lot et je dois avouer que quelque chose d’intenses circula rapidement entre nous et qu’au jour d’aujourd’hui nous avons développé, Fabienne (c’est le nom que je lui ai donné) et moi une relation beaucoup plus qu’ amicale. Il faudrait le talent d’un Alfred de Musset ( 1810-1857 )pour chanter les unions frénétiques et les sauts carpés qui nous unissent quotidiennement dans le lit de la rivière.
Quand à la tristement célèbre » gorge profonde », à côté de l’érotisme goulu des lèvres de Fabienne, elle peut toujours aller se faire voir !