J’ai été surpris par la rapidité avec laquelle les médias s’emparent du suicide par défenestration de ces deux (trois ou plus?) collégiennes à Ajaccio. D’habitude, le suicide de quelqu’un ne parait pas vraiment susciter la compassion des médias, je suis désolé de le dire. C’est comme s’il fallait quelque chose en plus pour que cela passe sur la scène publique.
Par ailleurs, je n’oublie pas que les histoires de suicide concerté se caractérisent par un côté factice dont nous voyons la trace dans l’histoire du suicide collectif de collégiennes japonaises via les blogs et internet. C’était faux. Le phénomène était parti d’un canular et les journalistes y avaient crus. Ce qu’il fallait alors souligner, c’est l'effet de caisse de résonance que produit la télévision : elle en avait ajouté sur le côté sensationnel. Pour nos trois collégiennes françaises, je me suis posé la question. Pourquoi cela n’est pas indifférent au public qu’il s’agisse d’un suicide à plusieurs ?
Je dois dire qu’en séance, les histoires de suicide concerté sont rares. Très rares. Je cherche un peu et ce dont je me souviens ce sont surtout les histoires de personnes dont le conjoint est décédé et qui veulent le rejoindre. Dans ce cas, il y a un écart entre les deux passages à l’acte. Ils ne sont pas simultanés même si l’intervalle peut être très court. Il y manque justement ce que le procureur nous suggère à propos des collégiennes, une décision prise à deux ou plus. A cet égard, les médecins qui s’occupent des collégiennes d'Ajaccio font preuve de la prudence indispensable dans ces circonstances. Ce genre de prudence qui pourra permettre aux collégiennes de prendre du recul par rapport à leur acte.
Et puis, tant que nous n’en saurons pas un peu plus sur l’histoire de chacune d’entre elle, il ne sera pas possible de dire si la décision était collégiale, concertée, si l’une a entraîné l’autre ou si plusieurs individualités préalablement suicidaires se sont rencontrées autour de ce projet constitué dans un après-coup. Cette possibilité que l’une ait eu assez d’emprise sur l’autre ou, pire, que l’une au moins des collégienne n’était pas suicidaire avant sa rencontre avec les deux autres, est particulièrement angoissante. Je crois qu’elle contribue à la sensation de l’évènement. Et nous sommes dans une configuration parfaite pour déclencher l’angoisse.
L’emprise est une fausse piste. Si l'emprise est ce fait qu'un sujet puisse enseigner l'autre dans la vie courante, nous sommes sans arrêt en train de subir « l’emprise » des idées des autres. Comment savons-nous, comment apprenons-nous, sinon par l’intervention de mécanismes d’emprise ? Et pour tout ça, il y a très peu de suicide. Heureusement.
La situation des collégiennes est assez énigmatique pour que l’on n’en sache rien et que l’on y mette nos propres fantasmes. Ces fantasmes apportent ce petit truc en plus qui a certainement mobilisé le procureur. L’histoire de ces collégiennes a cette particularité de nous « regarder ». C’est une « chose » qui touche directement chacun d’entre nous, sans détour. Le fait qu’il s’agisse d’un groupe souligne surtout la possibilité que ce ne soit pas l’acte d’un sujet isolé. Un acte sans que l’initiateur qui a incité les autres ne soit facilement identifiable. C’est pour cela que le procureur a déclaré vouloir « chercher dans toutes les directions » (Le monde du 26 mai 2007).
En termes lacaniens, ce suicide est une « chose » qui marque un vide totalement effrayant car non mesurable, indicible et sans sujet. Rien de connu et d’identifiable. Au passage, remarquons que ce suicide est l’exact inverse du projet politique de prévention de la délinquance appuyé sur les études de l’INSERM. Pour les politiques, il s’agit de dépister, d’évaluer et d’identifier les collégiens. Surtout ceux qui s’agiteraient un peut trop. Le suicide des collégiennes est absolument non identifiable pour le moment. On n'en connait pas le véritable auteur. Il montre au passage que le dépistage proposé par l’INSERM n’empêchera rien du tout quand au suicide.
A ce point, c’est ce que dit Ian Hacking qui me parait le plus pertinent. Car la notion d’épidémie de suicide est probablement un artifice. Une sorte d’idée construite de toutes pièces qui joue un rôle particulier pour la société et qui peut aller jusqu’à servir des intérêts (marchands, financiers) difficilement avouables au public. Il a ainsi montré comment les épidémies de « personnalités multiples » au USA étaient liés à une certaine normalisation de la psychiatrie. Nous savons qu’à partir des années 70, les psychiatres ont voulu définir une sorte de registre des pathologies psychiatriques (le manuel statistique de diagnostics : le "DSM"). Quelques dizaines d’années plus tard, on a assisté à des « épidémies » de « personnalités multiples » (un « trouble » qui consiste à penser que plusieurs personnes cohabitent dans un même corps). Ce listing avait surtout permis d’effacer ce que les symptômes peuvent avoir de singulier (l’hystérie a disparue du DSM). Pour remplacer cette singularité, de nouvelles dénominations de pathologies son apparues. En particulier, ce registre a crée de toutes pièces la catégorie des « personnalité multiples » dans laquelle nombreux sont ceux qui s’y sont reconnus. Hacking a montré que le DSM a bénéficié à l’industrie pharmaceutique qui produit ses médicaments en fonction de ces néo-diagnostics. La démarche a des effets commerciaux.
S’il y a des suicides en groupe, il faut donc plutôt se demander à quel type de normalisation répondent-ils. Ne serait-ce pas une réponse collective (donc non identifiable) à la tentative de répression de la « délinquance » (qui vise à une sur-identification des élèves) ? Même si le collège Laetitia-Bonaparte n’en fait pas partie, il ne faut pas oublier en effet que le fichage des élèves dans les collèges prend de l’ampleur en ce moment.
Freud ne croyait pas aux épidémies, il pensait qu’il fallait plutôt étudier les identifications et les relations d’objet de chacun des protagonistes au cas par cas. Dans « Psychologie des foules », il explique que les notions de suggestion et d’imitation sont un peu faibles pour rendre compte de tout ça. Il parle plutôt de l’objet et de l’idéal du moi. Une collégienne pourrait déplacer son objet là où se trouve son idéal du moi porté par une de ses copines que du coup l’on appellera « la meneuse». La personne idéalisée est très investie libidinalement, elle suscite à la fois le désir et les rêves de la première collégienne. La collégienne qui tient lieu d’objet-idéalisé peut très bien être déjà suicidaire pour des raisons plus anciennes qu’un blog ou une liste écrite au moment où le projet suicidaire se cristallise. Cette collégienne peut aussi jouer un rôle identique auprès d’autres élèves produisant un effet de groupe. Ainsi, plusieurs collégiennes sont réunies par un même objet-idéalisé. Il ne faut pas oublier la fascination qu’exerce l’énigme du suicide. La première collégienne ayant perdu, ou risquant de perdre son objet-idéalisé, par un processus mélancolique, l’objet devenu vengeur se retourne contre elle pour la précipiter vers un passage à l’acte.