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Morceaux choisis - Ananda Devi

Par Claude_amstutz

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Le bruit de la serrure est une blessure au milieu de la nuit. La porte s'ouvre. Une barre de lumière jaune crisse sur le plancher et rampe jusqu'à moi. Une voix lointaine et méprisée tente de me rassurer - soja rajkumari, soja - dors, dors, dors, ma princesse...

Tu vas te taire! Cette folle va réveiller tout le monde! Silence!

Oui, silence. En moi, en lui, dans les profondeurs du monde. Silence jusqu'au bout de mon silence, alors que seule, la grosse bouche qui flotte dans l'air au-dessus de moi parle. Elle a l'air de n'appartenir à aucun visage, mais, petit à petit, une forme se précise. Je sais qu'une masse de chair et de muscles l'accompagne et que je vais la rencontrer et la connaître, comme chaque soir, dans la plus secrète des souffrances. Les murs pâlissent comme à chaque fois qu'ils reçoivent les éclaboussures de sa haine. (...) 

La forme masculine se déploie au-dessus de moi. Je regarde de haut mon corps étoilé sur lequel rôde l'ombre de ma faim et de ma peur. Je vois la stridence de mes yeux écarquillés, je vois mes mains qui offrent leur paume percée, je vois ma bouche qui s'ouvre pour avaler une goulée d'espoir, mais n'avale qu'une salive amère. Tout autour de moi, les murs sont peints en vert, sauf auprès du plafond, où la peinture s'est écaillée en fleurs de rouille. Une nuée de carias voltige autour de l'unique ampoule nue. Non loin du lit de fer, une cuvette pour mes besoins. Et ce corps balbutié, c'est moi. C'est ainsi. Les aliénés ne peuvent pas se plaindre, il n'y a personne pour les écouter.

Le murmure de l'homme m'atteint. Ses gestes et sa violence n'ont pas de limites. Mais je parviens encore une fois à m'échapper, à m'éloigner de tout cela. Je suis partie dans un coin de ma mémoire. J'écoute le chant de ma grand-mère grenier. Je respire l'odeur de son sari de coton blanc. Je l'entends qui me berce, longuement, longuement - soja rajkumari, soja -, je suis sa princesse recroquevillée dans le pan du sari tendu en berceau entre ses jambes inutiles, elle me masse les jambes et les bras avec de l'huile parfumée. Ton corps est parfait, me répète-t-elle sans cesse, comme sentant mon désarroi. Elle me regarde droit dans les yeux, elle ne détourne pas le regard de la fissure de ma bouche. Un jour il te viendra un prince qui t'aimera pour ce corps-là et aussi pour la beauté de tes yeux et puis encore pour la beauté qu'il verra en toi, à l'intérieur de ton corps, là.

Là. Elle pose la main à plat sur ma poitrine, jusqu'à l'endroit du coeur. Ce sera ton Prince Bahadour à toi.

Je ne veux pas rentrer en moi. Je veux encore écouter ses contes, ses histoires, ses rêves. Je veux faire partie de sa vie absente. C'est la seule façon de poursuivre. S'échapper, se diluer dans des songes incohérents et fous. C'est ce que nous faisons tous. Sans cela, les murs capitonnés ne cesseraient pas de se refermer sur nous. L'homme est parti, ayant terminé sa besogne. Je suis seule. Je peux redescendre et habiter mon corps, retrouver la floraison des brûlures qui me rattachent à la vie. La porte s'est refermée, ravalant la lumière et le monde. La solitude caresse mes orteils absents. Je fais silence en moi et je n'écoute pas les protestations de ma chair. A quoi cela servirait-il? Je n'ai pas d'auditoire. La vie m'épuise.

Le moindre bruit - cri de souris, grésillement d'insectes, frôlement des corps en marche - m'interpelle. Je l'écoute de tous mes sens. Je n'ai plus que cela pour me persuader que je vis encore, après la mise à mort répétée de chaque nuit. De nouveau dans le trou. Dans le noir vif de l'inconscience. Mais je ne dors pas. Mon regard est une lumière qui éclaire l'intérieur de mon sommeil, ces marées molles et lentes qui se déroulent sans hâte et sans raison en moi. Il s'est allumé un soir lointain où j'ai entendu pleurer un enfant, et ce pleur m'a éclaté l'esprit.

Pour le faire taire, j'ai plongé dans l'eau sa tête bouclée. Je l'ai regardé s'assoupir doucement, le chant de l'eau était sa berceuse. L'ombre de l'eau était sa couverture. La mare a eu un bruit sanglant, et l'enfant s'est tu.

L'amour, c'est aussi cela. 

Ananda Devi, Moi l'interdite (Editions Dapper, 2000)


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