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Au Frau Gerolds Garten. D’abord le lieu, une ancienne friche urbaine bordée par une voie rapide, une gare de banlieue et un chemin de fer. Imparable.
En face, un alignement de sièges sociaux flambants neufs. Un peu plus loin, un gratte-ciel encore plus récent, la Prime Tower, qui trône là comme dans un collage de Hans Hollein. Aussi quelques
maisons sans qualités rattrapées par le développement de la ville. Et puis, sans doute pour faire plus vrai, encore un chantier avec bulldozer et tout. Ambiance post-moderne. Et là, dans cette
zone floue d’un hectare, le cool, l’empire du cool. La spectaculaire tour des sacs Freitag, constituée d’un empilement de containers maritimes rouillés. Dedans, le show-room et une tour
d’observation. Freitag, ce sont les fameux sacs fabriqués à partir de bâches de camions usagées. La trilogie du cool est ici magistralement démontrée : la bonne conscience écologique, la
mode, et un laisser-aller maîtrisé, sécurisé. Derrière cet authentique monument, un terrain un peu flou d’un hectare environ, et vu du haut c’est assez spectaculaire. Après la Supersurface de
Superstudio à Paris, c’est ici l’Instant City d’Archigram qui est appliquée à la lettre. Tout : la toile tendue à rayures genre cirque des années soixante, les ballons, les parasols colorés,
et les sacro-saints containers. Concession à notre Zeigeist, dans ces cagettes délicieuses, des plantes, je ne sais quoi, des herbes aromatiques, des légumes bio qui trônent comme des trophées,
on n’y touche pas. Plusieurs petits bars à thème où l’on boit des cocktails, Aperol-Spritz et Hugo, du vin dans des verres grandiloquents, de la bière. Un petit stand vintage, un genre de
caravane anglaise où l’on vend des fringues recyclées, équitables, en poil de lama, chères. Le soleil se couche, les DJ commencent à infuser leurs ondes, la foule arrive. Pas de videurs, mais pas
de méchants non plus. Beaucoup de jeunes en costume-cravate, les filles en executive à talons. Peut-être vont-ils se changer dans un container prévu à cet effet. Ça boit sec. Des pakistanais et
des africains évacuent les brassées de bouteilles, de verres. Saucisses. L’ambiance faussement improvisée, faussement déglingue, est juste parfaite. Si l’on considère que nous avons là un
produit, c’est exactement la même jouissance que de déballer l’Ipad tout neuf, de jouer avec sa BMW. Ce que secrètement on attend comme un gosse, ce qui secrètement dort dans le luxe un peu
convenu des villes comme Zürich, Paris ou Londres, alors le cool le détecte, le prévient, l’organise, l’anticipe, l’amplifie et le vend avec puissance, avec brio. Il y a une industrie du cool,
avec ses ingénieurs, ses créatifs, ses réseaux de distribution et de diffusion, ses transporteurs. Il y a une immanence du cool, il sort de l’esprit des temps avec force, impérieux : c’est
cette friche, ce container, ce cocktail et cette musique, pas autrement. La scénarisation est trop forte et nous ne pouvons absolument pas lutter. Le cool, c’est l’aventure sans risque, le sexe
protégé, l’argent et les upper class dédramatisées, déculpabilisées. C’est l’illusion, le scénario dosé du trash, du punk, de l’underground sous une forme non virulente, comme un vaccin. Luxe
suprême prêté aux riches : l’illusion sous contrôle médical d’être à la marge, précaire ou pauvre.
Jean-Philippe DORE