Strindberg, Autoportrait en voyage de noces avec Harriet Bosse, sa dernière épouse, à Hornbaek, Danemark, 1901 (visage de Harriet Bosse découpé en 1908); coll. Bibliothèque nationale de Suède
August Strindberg était farouchement antiféministe, se pensait persécuté par la "ligue internationale des femmes", et signa en 1890 le pamphlet "De l'infériorité de la femme" (fort controversé...); mais il aima aussi beaucoup les femmes, et beaucoup de femmes, au prix de multiples démêlés conjugaux et amoureux. Comme, pour lui, la photographie était aussi un reflet de sa vie, rien d'étonnant que, sans doute vers 1908 (quatre ans avant sa
Strindberg, Autoportrait à Berlin, 1892, coll. Bibliothèque nationale de Suède
mort, peut-être au moment du remariage de son ex-femme), il ait 'fait le ménage' et découpé le visage de sa troisième épouse, l'actrice Harriet Bosse, dans cette photographie de leur voyage de noces au Danemark en 1901 : ainsi, après cet acte nettoyeur, la photographie traduit-elle désormais la réalité du moment du regard et non plus celle de l'instant de la prise de vue. Faire disparaître de l'image des personnes devenues déplaisantes, c'est lui faire dire, non pas "ça a été", mais "ça est, maintenant", c'est ramener la photographie du passé au présent, à l'actuel. A l'inverse, écrire à sa fille, au dos d'une carte postale de soi-même, "Que je ne sois plus pour toi qu'un souvenir", c'est figer la temporalité de l'image photographique, nier le présent (paternel) pour se réfugier dans l'historique, le monumental, le défunt. Pour ce qui concerne la personnalité de Strindberg, sa coquetterie, son sens de sa propre 'image de marque' et son souci de sa représentation photographique, cette photographie déchirée est sans doute la plus éloquente de l'exposition "L'image d'August Strindberg" à l'Institut Suédois, qui vient de rouvrir (jusqu'au 14 octobre). Il y a ici de nombreux autoportraits de Strindberg, seul ou en famille, toujours très 'contrôlés'; un des plus marquants est celui ci-dessus où l'insolence bohème du col relevé du manteau va bien avec la fierté du regard.
Strindberg, Cristallographie, photogramme, 1892/96, 9x12cm, coll. Strindbergsmuseet
A côté de photographies liées à son travail théâtral, il y a aussi dans cette exposition quelques témoignages étranges de sa passion pour l'occultisme, pour l'alchimie : tentatives de capter l'âme du sujet par la photographie psychologique, essais de photographie de nuages (ne sont-ce que des illusions ?), transmutation de l'or; et aussi son rejet de l'objectif qui déforme la réalité, sa volonté de faire des photographies au plus près de la nature, qui se voient dans cette 'cristallographie', surface sensible photographique posée contre une plaque de verre contre laquelle les cristaux de neige et de glace se sont accumulés au hasard (à moins que ce ne soit une cristallisation artificielle). La création de l'image est alors, pour Strindberg, formée directement d'après nature et émancipée de l'oeil trompeur de l'appareil photographique qui filtrerait, sélectionnerait et déformerait. Il faut lire à ce sujet le petit livre de Clément Chéroux qui analyse les rapports de Strindberg avec
Strindberg, Célestographie, photogramme, Dornach, Autriche, 1893/94, 12x9cm, coll. Strindbergmusset
la photographie, du naturalisme (instantanés ethnographiques ferroviaires, autobiographie familiale, art d'après nature) au sur-naturalisme (expériences chromatiques de diffraction de la lumière, sténopés, rayons X, photos de l'âme et des nuages) - livre qui aurait pu inspirer un peu plus les commissaires de l'exposition, aux cartels un peu sommaires. On doit aussi lire l'étude très poussée de Katharina Steidl sur ses expérimentations, distinguant les traces de la nature (cristallographies) des traces par la nature (célestographies). En 1894, Strindberg photographie le ciel avec une plaque, sans appareil, sans objectif, laissée la nuit sous le firmament étoilé : ci-contre une telle célestographie, image d'une trace lumineuse céleste, mais qui n'impressionna guère les astronomes de son temps. Mais peu importe, quelle que soit son extravagance scientifique, c'était pour lui un moyen d'arriver à une certaine vérité photographique, plus réelle que la vision imparfaite à l'oeil nu et plus objective que la vision déformée par les instruments. L'air de rien, tant ses photos découpées pour se conformer à la vérité du moment que ses essais de photographie naturelle posent au fond des questions assez essentielles sur la photographie.
Photo 2 courtoisie de l'Institut Suédois