Qu’est-ce, pour l’écrivain, que la création d’histoires, sinon le choix d’effacer sa propre vie derrière d’autres, virtuelles, dont il nourrit son œuvre ?Ce choix de vivre d’autres vies, d’autres histoires que les siennes propres, toujours écrites par d’autres (famille, éducateurs-orienteurs, employeurs, conjoints…) conduit cet écrivain à se dépouiller de ce qu’il tenait pour environnement essentiel de son existence, à se faire admettre par un autre univers qui, pour occasionnel qu’il puisse paraître, constituera avec les autres le terreau dans lequel plongeront définitivement ses racines. Devenir camionneur, escroc international, résistant, moine, policier ou assassin, fut-ce le temps d’un livre en cours d’écriture, l’oblige à explorer le monde du camionneur, de l’escroc international, du résistant, du moine, du policier ou de l’assassin. Quant à l’auteur femme qui écrit des histoires d’hommes… ou à l’auteur homme qui écrit des histoires de femmes… Cette vie d’écrivain est en tous point comparable à celle du peintre qui, pour peindre une pomme, doit s’oublier en tant qu’homme, s’oublier devant la pomme, se laisser gagner par sa forme, sa couleur, sa texture, son parfum et son odeur, l’intensité de la lumière qu’elle reflète, doit accepter de se laisser pénétrer par la matière pomme, devenir pomme !Quant aux personnages ainsi créés…Ne sont-ils pas autant de pierres dissociées d’un édifice artificiel construit par d’autres, ce moi social rarement en accord avec mon moi réel, pierres répertoriées, classées, marquées, numérotées, destinées au réemploi dans une éventuelle reconstruction, mais reconstruction d’un édifice conforme, cette fois, à mon être réel ?Parce qu’ils sont, ces personnages, ce que je serais si j’étais eux, ils m’aident à comprendre l’autre et, surtout, à sortir de moi l’homme ancien, à lui substituer l’homme nouveau, à faire des pierres brutes qui me constituent et font de moi un être difforme et incertain, des pierres cubiques qui, assemblées, me transformeront, je l’espère, en un édifice droit, solide et fiable. Ne pas accepter de devenir pomme, c’est, pour le peintre se condamner à ne produire jamais que des croûtes ! Refuser d’être ses personnages qui attaquent ses perversions et travers au ciseau et maillet, c’est pour l’écrivain s’obliger à ne produire jamais que des pochades inutiles, voire dangereuses parce que seulement distractives. Or la distraction est toujours fuite de soi !Salut et Fraternité !Image : Les Humbles Gilles Laporte Huile sur toile 33x24,5 - 2001