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« Tout a commencé à une réunion de l’Association en 1990 où je vois les premières planches du Galérien de Stanislas. Leur gabarit simple et constant de trois cases sur quatre ainsi que leur côté feuilletonesque et improvisé me donne une envie jalouse de faire pareil. Seulement, je ne sais pas dessiner.
Alors je me suis dit qu’on n’allait pas s’embêter pour si peu, que je pouvais toujours faire deux ou trois cases et qu’on verrait bien. Donc j’attaque avec un trait bien gras, histoire de cacher mes défauts. Et Pof, un meurtre et une action qu’on prend en cours de route. Puis vient le personnage central que je nomme Lapinot, pour embêter J.C. Menu avec son Lapot. Je me mets alors à faire de l’animalier (sans doute influencé par mon début de collaboration avec J.P. Duffour – Gare centrale - ainsi que par mes lectures enfantines de Carl Barks – Picsou – et de Floyd Gottfredson – Mickey -). Me voilà alors avec la première page entre les mains et je me dis que ce serait amusant de continuer comme ça à improviser une histoire sans faire de crayonnés sur au moins… euh… mettons 500 pages. Alors je les ai faites.
L’histoire s’est déroulée sous mes yeux, les personnages agissant à leur guise, tirant la couverture les uns et les autres. Mon seul rôle ne constituait plus qu’à organiser ce chaos.
Mais en fait, comme on peut le voir, je n’ai pas fait grand-chose » (Avant-propos de l’album).
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Prenons donc cet album comme un défi que s’est lancé Trondheim : en partant de « presque rien », le challenge est de développer un récit spontané en 500 pages. Lewis Trondheim a toujours dit qu’avant de faire Lapinot et les carottes de Patagonie, il ne savait pas dessiner. Pourtant, à l’époque, il avait déjà réalisé quelques dessins de-ci de-là dans ACCI H3319. Passons ce détail qui apporte peu d’eau au moulin d’autant que lorsqu’on débute la lecture de Lapinot, la maladresse du dessin saute aux yeux. L’auteur nous avait déjà mis en garde dans sa préface en disant j’attaque avec un trait bien gras, histoire de cacher mes défauts. Le trait biscornu et tremblotant restera tel quel sur tout l’album cependant 1/ on part si vite dans le scénario que cela ne gêne jamais la lecture et 2/ on voit malgré tout la progression tout au long de l’album. En comparant la première et la dernière planche, on peut rapidement constater que le trait s’est affiné et a gagné en efficacité (rendu du mouvement, des perspectives…).
Le lecteur est donc face à un livre incroyable né d’une démarche expérimentale. Cela peut être vu comme un exercice de mise en jambe visant à « privilégier des solutions d’efficacité graphique et de se concentrer sur l’histoire à raconter » (pour reprendre les propos de David Turgeon dans son article dédié aux « Carottes » sur du9). Personnellement, je me suis laissée guider par mon plaisir plutôt que d’extrapoler sur les intentions de l’auteur. De plus, la contrainte est forte : 500 pages construites avec une mise en page prédéfinie (un gaufrier de trois cases sur quatre). Avant de m’embarquer dans la lecture, j’avais peur que cette découpe redondante crée de la lassitude mais là encore, le fait d’être prise par l’histoire, ses rebondissements et ses personnages haut en couleur a eu raison de mes appréhensions.
Mais de quoi est-il question ?
© Lewis Trondheim & L’Association – 1992
Notre héros, Lapinot, est naïf, immature, imprévisible et foncièrement bon. Trondheim va utiliser ce trait de personnalité et le mettre au service de son récit. Et si ce dernier peut disposer d’un aussi grand nombre de retournements de situation, cela est en grande partie dû à l’insouciance de notre Lapinot.
Tout part d’une coïncidence farfelue : un inconnu est appelé pour une mission. Il possède un coffre qui contient des carottes magiques mais avant de partir, il doit mettre le coffre en sécurité. Il demande donc à Lapinot s’il peut garder son coffre jusqu’à son retour. Lapinot l’aurait sagement conservé chez lui – en continuant de vivre tranquillement et de rêver qu’un jour, il pourra voler – mais c’était sans compter l’intervention de Lemacheur (un trèèèès méchant qui a une dent contre Lapinot). Avec ses pouvoirs de sorcier, Lemacheur a observé la transaction de loin et une idée diabolique a germé dans son esprit. Il s’est mis en tête de manipuler Lapinot. Après avoir changé d’apparence, il se présente à Lapinot et lui dit que celui qui mange une carotte de Patagonie acquiert le pouvoir de voler ; il lui dit aussi que les carottes magiques du coffre viennent de Patagonie. Mais Lapinot est intègre ! Il décide donc d’aller demander des carottes l’Ambassade de Patagonie. Contre toute attente, cette décision ravit Lemacheur car la route est longue jusqu’à l’Ambassade. Et comme Lapinot va entreprendre seul ce voyage (de plusieurs jours), cela laissera tout loisir à Lemacheur pour tomber sur le poil du rongeur… et l’occire (pourquoi ??? parce que tous les bons sentiments de Lapinot lui font horreur !!). Mais bien sûr, c’est sans compter quelques aléas qui empêcheront le gentil et le méchant d’atteindre leurs objectifs respectifs…
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Ce monde anthropomorphique est un terrain de jeu idéal pour Trondheim. Ponctuellement, durant la lecture, j’ai eu l’impression que l’orientation prise par l’auteur menait à une impasse puis, d’un coup de crayon, il invente un retournement de situation loufoque qui relance son récit. La pilule n’est pas difficile à avaler pour le lecteur, la lecture reste fluide et divertissante de bout en bout. Trondheim y utilise les ficelles de plusieurs genres narratifs. On passe ainsi rapidement sur la simple tranche de vie pour entrer dans le thriller, puis on s’embarque vers une épopée au rythme soutenu avant de finalement tomber dans de l’héroïc-fantasy pleine de fraicheur.Ironie du sort puisque le glas des 500 pages nous permet certes d’avoir la satisfaction de savoir que Lapinot accède enfin à sa quête personnelle… ou presque… mais si on découvre la fin (très ouverte) de la petite histoire, cela ne nous permet pas d’accéder au dénouement de la Grande quête qui s’était engagée et avait imposé nombre de péripéties à Lapinot… et nombre de frustrations aussi. On verra donc ce personnage tantôt placide et benêt, tantôt en train de frôler la crise d’hystérie, voire la folie.
Lapinot nous fera également voyager entre rêve et réalité,
les deux mondes se complétant à merveille.
Au total, le lecteur côtoie une bonne soixantaine de personnages. Une quinzaine de malheureux connaissent une mort soudaine (mais il n’y a pas, ici, d’apanage de la violence). Une poignée de personnages cherchent plus ou moins à tirer la couverture vers eux ; ceux-ci constituent en partie le vivier d’environ 25 personnages qui apparaissent régulièrement dans l’histoire (ils disparaissent puis reviennent sur le devant de la scène etc) et alimentent ainsi l’intrigue principale. Il y a deux “camps” principaux. Aux côtés de Lapinot, on compte Scanlan (ancien gourou et ancien disciple de Lemacheur qui a retourné sa veste), Le Commandant (agent municipal qui a reçu l’ordre de protéger Lapinot malgré la haine qu’il lui voue), Mister Weird (apprenti Mage, personnage pour lequel je me pose la question de savoir s’il ne joue pas double jeu et cacherait sa véritable identité), Le Mage (doté de nombreux pouvoirs : magicien, prescient…) qui combat les forces du mal, Kox (crocodile truand, voyou aux ambitions obscures, personnage vénal), KuiKui et Monsieur Simon (deux oiseaux qui tentent d’anticiper les catastrophes, et de réparer les pots cassés), Miss Mirabelle (petite (?) amie de Lapinot)… Dans le camp des méchants : Ghoran (le maître de Lemacheur), Miss Morfleen et son prêtre Surki, Mortek et Krafter (missionnés pour tuer Lapinot)…
Une lecture que je partage avec Mango à l’occasion de ce mercredi BD
Allez découvrir les lectures des autres lecteurs !
Ce récit, en apparence décousu, offre beaucoup de plaisir à son lecteur.On y trouve des gentils, des méchants, des drôles, des idiots, des élus, des religieux, des innocents, des membres de gangs ou de milices, des flics infiltrés, véreux ou parvenus, des courageux, des téméraires… l’écriture de cet album pétille et fait preuve d’ingéniosité. L’auteur a profité de nombreux « coups de chance » car certaines orientations narratives étaient risquées. Les dialogues dérapent dans tous les sens, certains passages se concluent parfois de manière saugrenue mais ils servent le comique de situation.
On assiste également à la quête identitaire de ce sympathique Lapinot. Quant au fait de savoir si Lapinot et les carottes de Patagonie est l’ouvrage initiatique de Trondheim au dessin ? Je réponds par l’affirmative.
Dans cet ouvrage, on voit également apparaitre sous le masque d’oiseau qu’il utilise régulièrement dans son œuvre autobiographique des Petits riens ; ainsi, il apparait dans Lapinot à la page 430 avec un personnage qui se fait appeler Le spécialiste et qui donne un coup de recadrage à l’histoire qui s’éparpille (et je me demande aussi si Kawan, qui apparait à la page 380, n’est pas une autre tentative d’intrusion de l’auteur dans l’univers de Lapinot afin de recadrer un peu l’intrigue).
Lewis Trondheim, en plus d’être un auteur prolofique, est également Directeur de la Collection Shampooing chez Delcourt et Grand Prix de la Ville d’Angoulême en 2006. La série Lapinot, que Trondheim a poursuivit par la suite mais qui ne prolonge pas ce récit, a été récompensée du Prix de la série à Angoulême en 2005.Pour en découvrir davantage : la page Wikipedia sur l’anthropomorphisme de Trondheim et l’univers de Lapinot sur pastis.org.
Les chroniques : de pastis.org, Zorg, David.
Lapinot et les carottes de Patagonie
Catégorie Végétal
Récit complet
Éditeur : L’Association
Collection : Ciboulette
Dessinateur / Scénariste : Lewis TRONDHEIM
Dépôt légal : décembre 1992
ISBN : 978-2-909020-45-7
Bulles bulles bulles…
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