SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne (VII / XIII)

Publié le 02 septembre 2012 par Pierrepiccinin

Syrie - Chroniques de la révolution syrienne

VII.  Dieu et la Liberté (Le Soir, 16 août 2012 - 7/13) - Texte intégral    photo © Pierre Piccinin (Syrie, frontière turque - août 2012)    par Pierre PICCININ (en Turquie et Syrie – juillet et août 2012)    Le Soir reprend la diffusion des carnets de route de Pierre Piccinin en Syrie. L'historien belge avait défrayé la chronique en mai après avoir été emprisonné, torturé puis relâché par le régime syrien contre lequel il n’avait pourtant pas montré d’hostilité jusque-là. Il était reparti en Syrie en juillet, mais cette fois avec l’Armée syrienne de libération et à Alep. Revenu quelques jours en Belgique, il y est déjà retourné. Le Soir publie ses chroniques, en exclusivité. [ Lire: Chroniques de la révolution syrienne (1/6), (2/6), (3/6), (4/6), (5/6) et (6/6) ]     Alep (16 août 2012) – « Pourquoi y retourne-tu ? » Cette question, parents, amis, journalistes, ils me l’ont tous posée, depuis quelques jours… Depuis que j’ai pris la décision de revenir sur mes pas, de reprendre la route d’Alep, de rejoindre l’hôpital Dar al-Shifaa du quartier de Tarik al-Bab et les rebelles, avec lesquels j’avais passé la fin de juillet et le début de ce mois d’août, et de replonger dans l’épouvante et la misère de la guerre. « N’as-tu pas eu ton compte d’horreur ? »

J’y retourne pour continuer de témoigner, pour contribuer à rouvrir au lecteur la porte de l’Enfer que j’avais déserté, ce matin-là du 3 août, lorsque, réveillé par le bombardement qui se rapprochait de l’hôpital, j’avais appris que les soldats du régime avaient réussi une percée éclair et se trouvaient alors à deux rues de notre position. Cette porte que Domenico et moi nous avions refermée en montant dans l’ambulance qui évacuait les blessés vers la Turquie, en abandonnant les médecins de Dar al-Shifaa, mon ami Abdul Rhaman, le vétérinaire devenu chirurgien, et tous ceux qui se débattent dans les griffes de la dictature baathiste.

J’y retourne pour ne pas laisser en paix les gens qui dorent sur les plages ou, détournés des grand-messes footballistiques pour quinze jours, se sont exaltés de telle ou telle médaille d’or et négligent les hommes et les femmes qui endurent l’effroi de la guerre, incapables de protéger leurs petits enfants des bombes que de bruyants engins de métal larguent du ciel meurtrier. Indécence du marketing olympique, du profit que génèrent les jeux, que l’on n’aura pas interrompu quand tout un peuple hurle de douleur à quelques encablures de l’Union européenne. Pas même une symbolique minute de silence ne leur a été accordée.

J’y retourne parce que, rentré en Belgique, je me suis senti offensé par l’indifférence qui nimbe le drame syrien ; alors, peut-être, la réalité humaine et les visages que j’en rapporterai susciteront-ils quelque compassion, un peu d’empathie.

Les démocraties occidentales n’ont de cesse de se gargariser d’intentions, mais la révolution orpheline se dépêtre, seule, dans son propre sang.

Alors, j’y retourne surtout pour moi-même, pour être toujours avec ceux qui souffrent, pour retrouver mes amis d’Alep, et pour ne plus les abandonner, même si je sais bien que je devrai les quitter à nouveau.

Quand j’ai annoncé à mon compagnon de route, Domenico Quirico, grand reporter à La Stampa, que je repartais pour Alep, il n’a pas hésité. Mêmesi son rédacteur en chef n’était pas vraiment emballé. Nous sommes donc à nouveau ensemble, pour porter ce témoignage. J’ai également appelé un autre ami, Eduardo Ramos Chalen, photographe, pour qu’il ouvre lui aussi les yeux du monde ; son art peut parfois, en l’espace d’un instant, saisir la vérité bien mieux que ne le sauraient faire des mots tracés d’encre sur le papier.

Ce matin, à l’aube, nous avons passé la frontière turque, désormais rouverte. À pied, nous avons traversé le no man’s land qui sépare le poste frontière turc de la douane syrienne, aujourd’hui aux mains de l’Armée syrienne libre (ASL).

Les policiers turcs nous ont ouvert la barrière, derrière laquelle se pressait un flot de réfugiés, arrivés là en camionnette, en autobus, en tracteur et remorque, en voiture, des familles entières, une myriade d’enfants, qui avaient passé la nuit sur des cartons et des couvertures étendues à même le tarmac, en attendant de pouvoir accéder au camp de Kilis, déjà surpeuplé.

Au poste frontière syrien, on a tamponné nos passeports du sceau de la nouvelles Syrie ; et, lorsque nous avons franchi la frontière, au sol, à côté de l’arc aux couleurs du parti Baath qui enjambe la route, était déposé un large panneau rectangulaire flambant neuf, prêt pour recouvrir le précédent : « Free Syria » et le drapeau aux trois étoiles. La Syrie libre s’organise et essaie de se faire reconnaître. J’ai pensé : le Conseil national de Transition libyen n’a pas dû se donner tout ce mal…

Nous avions prévu de gagner Alep d’une traite avec une voiture du commandement de l’ASL que j’avais recontacté deux jours auparavant. Mais, hier, la ville frontalière d’Azaz a été bombardée, et nous avons demandé de pouvoir nous y arrêter.

Tout le centre ville est détruit. Des malheureux, qui ont tout perdu, cherchent à récupérer quelques effets, qui un matelas, qui des vêtements ou des ustensiles de cuisine, un meuble, qu’ils chargent dans une charrette… Hier, dans l’après-midi, un peu après 15h00, un Mig-27 a lancé trois projectiles ; un seul a suffit à raser plusieurs pâtés de maisons qui se sont effondrées sur leurs habitants. « Des femmes et des enfants », nous explique-t-on. « Qui vouliez-vous qui se trouvât à la maison au milieu de l’après-midi, si non les femmes qui préparaient le repas pour le Ramadan ? »

Nous étions à peine arrivés sur les lieux que des cris se font entendre ; une petite troupe se rassemble autour d’une maison en ruines, suivie par une grappe de journalistes agglutinés, sortis d’une camionnette qui fera l’aller-retour depuis la Turquie –l’un d’eux est casqué et porte un gilet pare-balles…

On vient de découvrir le corps d’une fillette de cinq ou six ans. Ce qu’il en reste du moins. Même si elle n’est morte que depuis quelques heures, l’odeur est déjà forte ; c’est ainsi qu’on repère les cadavres ensevelis sous les décombres. Quelques hommes sortent une première partie du corps : un bras calciné apparaît, encore attaché à une masse de chaire en bouillie ; la tête pend ; du moins, je crois que ce devait être sa tête. Sa mère est présente, effondrée, comme folle… Le reste suivra, par petits bouts de chairs, que les fouilleurs détacheront un à un des gravats colorés de sang ; ils les déposeront dans une couverture, par petites poignées. Avant de poursuivre leur effroyable besogne dans la rue voisine.

Il est encore impossible de déterminer le nombre des morts. Plus d’une centaine ; c’est ce que nous ont dit plusieurs des habitants du quartier ; 138, selon l’un d’eux. Mais il reste encore des corps sous les étages de béton écroulés. Et des morceaux de corps n’ont pas encore été identifiés.

Hasard surprenant de la journée, nous rencontrons Ibrahim, dit « Mario », un homme de septante et un ans, qui nous aborde dans un parfait italien. Il est de père syrien, mais de mère sicilienne, de Tripoli, en Libye, ancienne colonie italienne. Il a assisté, hier, au bombardement du quartier :

- Je dormais, à plusieurs rues d’ici, lorsque j’ai été réveillé par l’explosion ; les vitres de la maison on volé en éclat. Je suis sorti sur le balcon et j’ai vu des gens qui courraient en hurlant, en direction du lieu de l’impact. J’ai pris la voiture. Il y avait des personnes qui tiraient des ruines les blessés et les morts, dans un nuage de fumée et de poussière. On sortait des corps coupés en deux. Toutes les maisons étaient tombées. Puis, après quelques minutes, le Mig-27 est réapparu dans le ciel et a tiré un deuxième missile ; deux heures après, il est revenu et en a tiré un troisième. Ces deux-là sont tombés sur l’est de la ville ; et ils ont tué d’autres personnes. Il y a eu beaucoup de blessés aussi ; environ trois cents : une quarantaine a été évacuée en Turquie ; les autres sont soignés par leurs parents, ici, à Azaz.

Les morceaux de corps qui ont été sortis des ruines ont été rassemblés dans des draps et transportés à côté de l’hôpital d’Azaz. Les familles qui recherchent encore leurs proches s’y rendent pour essayer de récupérer des parties de ces corps. Mais, depuis la reprise de la contre-offensive du gouvernement contre les quartiers rebelles d’Alep, beaucoup de réfugiés sont arrivés à Azaz ; personne ne les connaît et personne ne réclamera ces dépouilles.

Dès la nuit venue, à cause des fortes chaleurs d’août, auxquelles s’ajoutait l’état des corps extirpés des décombres, les morts ont été ensevelis, dans un champ réquisitionné par l’ASL.

Azaz avait été l’une des premières villes à s’insurger et à répondre à l’assassinat des adolescents de Deraa, qui avait déclenché les premières manifestations du Printemps syrien :

- Le 20 mai 2011, nous sommes sortis à six dans la rue, se souvient Ahmed Sameh, un des leaders de la contestation à Azaz. Après quelques dizaines de minutes seulement, nous étions des milliers. Nous ne demandions rien de plus que de pouvoir vivre et nous n’avons rien crié d’autre que « Allah akbar, Hurieh ! ».

- « Dio è grande e vogliamo la Libertà » (« Dieu est grand et nous voulons la Liberté »), nous traduit Mario.

- Nous avons pris possession des bureaux de l’administration communale, poursuit Ahmed, et les pro-Bashar se sont retranchés dans les bâtiments du syndicat des agriculteurs, là où ils avaient entreposé des armes. Et le gouvernement a payé des Shabihas pour les aider. C’est alors que nous avons pris les armes, et nous les avons assiégés pendant cinquante jours. Ils ont répliqué en nous envoyant les chars. Au début de juillet, quarante-deux chars ont pris position entre les oliviers, à l’entrée de la ville, et ils commencé à nous bombarder ; la ville en conserve partout les stigmates. Mais nous avons réussi à en détruire vingt-quatre. Avec des roquettes. Mais, comme nous n’en avions pas assez, nous avons fabriqué des sortes de mines, avec des tubes en acier remplis d’explosifs, que nous avons enterrés en quinconce le long des chemins. Quand un char passait au-dessus, on les faisait exploser en les mettant à feu avec une batterie de mobylette.

- Voilà. C’est ce que nous fait Bashar al-Assad, a conclu Mario. Et vous, qu’est-ce que vous faites pour le chasser ? Hein ? L’Europe et les États-Unis veulent qu’il reste au pouvoir.

- Mais pourquoi ont-ils bombardé ce quartier ?, lui ai-je demandé. Il abritait un centre de l’ASL ?

- Non, pas du tout, m’a-t-il répondu ; la caserne de l’ASL, vous l’avez vue ; on est passé devant tout à l’heure. Ils ont fait ça pour épouvanter la population, pour nous faire peur ; ils croient que ça va continuer comme avant, comme toujours dans ce pays, et qu’on va se laisser effrayer. Mais ça ne marchera plus comme ça ; c’est fini, ça.

En début d’après-midi, nous avons quitté Azaz et gagné l’hôpital Dar al-Shifaa, à Alep.

Sans que je m’y attende, quelques notes de la Lettre à Élise se sont échappées de l’autoradio ; légères et tendres, elles offraient à l’instant une dimension plus tragique encore, tandis que défilaient derrière la vitre les paysages arides et superbes de la campagne syrienne ; au loin, quelques bédouins, comme sortis du fond des âges, comme étrangers aux événements, laissaient paître leurs troupeaux de moutons. Il y avait quelque chose d’un peu surréaliste et de terrible à la fois, d’écouter ainsi Beethoven en traversant la Syrie en guerre…

Nous avons marqué un arrêt, comme lors de notre précédent séjour, dans le centre du Commandement de l’ASL de la région d’Alep, où j’avais interviewé le colonel Abdel Jabbar al-Okaidi. En sous-sol, je découvre une vaste salle : une dizaine d’ordinateurs Toshiba, neufs, des connexions satellitaires, et le studio depuis lequel le colonel enregistre ses communiqués de presse. Un fusil à lunette aussi, neuf également, une des rares armes que l’ASL a pu se procurer à l’étranger.

Alep, enfin. La ville a beaucoup souffert depuis notre départ. Dès notre entrée dans la banlieue, nous avons constaté les importants dégâts causés par les bombardements de ces derniers jours. L’hôpital lui-même a été frappé par les tirs d’un hélicoptère qui l’a délibérément pris pour cible ; tout un pant est éventré.

L’ASL est maintenant confrontée à des forces qui la dépassent : cinquante mille soldats du régime circonscrivent la capitale du nord ; selon un contact dans les renseignements militaires italiens, ils s’organiseraient en quatorze divisions d’infanterie et de blindés mobilisées autour d’Alep, dont seulement quatre ont été engagées jusqu’à présent. Or, le quartier de Salaheddine, à l’extrême est de la ville, et celui de Saïf al-Daoula, qui le jouxte, ont déjà été conquis par l’armée régulière et l’ASL n’y est plus présente qu’en quelques poches assiégées. Le régime devrait déclencher l’invasion d’Alep dans les prochains jours.

Domenico me rappelle le risque qu’il y aurait à se faire enfermer dans la ville et à se faire prendre par l’armée régulière ; « surtout pour toi, après ce qu’il t’ont fait en mai ; n’oublie pas que ce n’est pas comme en Libye, ici : en Libye, Kadhafi était rejeté par une grande partie de la Communauté internationale qui reconnaissait un autre gouvernement, mais, ici, l’État est encore reconnu par tout le monde, les révolutionnaires ne sont que des rebelles, que presque personne ne supporte ; alors, s’ils te reprennent, et sans visa cette fois, il te demanderont ce que tu fais là, avec les ‘terroristes’… »

Il y a aussi le fait que, à présent, l’artillerie du gouvernement tire des obus de 75. Les immeubles s’écroulent sous un seul tir. Et l’aviation bombarde sans discernement. La plupart des journalistes ont quitté la ville et nous nous demandons s’il est bien sensé d’y rester nous-mêmes. D’autant plus que l’hôpital est devenu une cible désignée.

« Mais qu’est-ce qui ne va pas, avec nous ? Pourquoi refusez-vous de nous aider ? », m’a demandé ce soir mon ami Abdul Rhaman. « Nous vous réclamons si peu ; quelques armes ; quelques armes seulement, pour que la dictature ne nous détruise pas. Vous en aviez donné tellement aux Libyens ; vous aviez envoyé vos bateaux et vos avions. Et pour nous ? Rien ? Pourquoi ?  »

J’ai voulu lui expliquer. J’ai pensé m’en abstenir. À quoi bon épiloguer et entretenir le désespoir ?

Mais j’ai parlé. Je lui ai dit les rapports étroits que le régime a commencé d’entretenir avec Washington depuis qu’ils se sont trouvé un ennemi commun, après les attentats du 11 septembre. Je lui ai parlé des détenus de Guantanamo, déportés en Syrie pour y être efficacement « interrogés ». Je lui ai dit aussi l’intérêt de plusieurs gouvernements d’Europe pour le gaz et le pétrole russe, toute une politique énergétique qui ne s’accommoderait pas d’un bars-de-fer avec Moscou, l’allié privilégié de Bashar al-Assad. J’ai évoqué l’alliance objective qui lie Tel-Aviv et Damas : si le verbe est haut, si les discours maudissent Israël, les actes sont tout différents et ce sont les services de la sécurité eux-mêmes qui garantissent à l’État hébreux une paix royale sur la frontière du Golan : en quarante ans de baathisme, pas un des six cents mille Palestiniens réfugiés en Syrie n’a pu s’infiltrer en Israël pour y porter le fer de la résistance. Et Hafez, le père, n’avait-il pas même préféré ouvrir le feu avec les soldats israéliens sur les combattants palestiniens ?

Et dire que je croyais lui apprendre quelque chose. Prétention. Il savait déjà tout cela. Qui, en Syrie, n’en a-t-il pas parfaitement conscience ? Mais, ce qu’ils ne comprennent pas, c’est l’insouciance des opinions publiques occidentales par rapport à la tragédie syrienne ; personne ne manifeste pour exiger la fin de la répression ; personne ne proteste, pas vraiment. La Syrie, ça n’intéresse pas.

Eduardo filme sans arrêt et photographie. Il a mal supporté l’épisode du corps martyrisé de la petite fille, ce matin ; il ne voulait plus faire ce sale boulot. Je l’ai poussé à y retourner et à tout prendre avec sa caméra : ce n’est pas un sale boulot, tant qu’on ne se réjouit pas de ce genre d’événement qui permet d’obtenir un « sccop » ou de « faire de bonnes images » ; c’est simplement montrer au monde ce qui se passe et le mettre en face de ses responsabilités, que tout homme civilisé doit prendre en compte vis-à-vis de ses frères humains.

« Mais il faut être prudent, lui ai-je dit, quand tu filmes les visages. Même si c’est avec l’accord des protagonistes. Parce qu’ils sont seuls. Tu l’as compris. Et, cette révolution, ils ne vont pas la gagner… »

 

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   Source : La Croix.fr

  

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