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Roger Planchon et ses « Apprentissages »

Publié le 04 septembre 2012 par Savatier

Roger Planchon et ses « Apprentissages »Les vacances offrent l’opportunité de lire des ouvrages qui ne répondent pas aux nécessités de l’actualité éditoriale, des livres classiques ou intemporels, destinés à s’inscrire dans la durée. Les mémoires de Roger Planchon (1931-2009), Apprentissages (Plon, 630 pages, 25 €, a priori épuisé, mais assez facile à trouver sur le marché de l’occasion), appartiennent définitivement à cette catégorie.

Souvent, les souvenirs d’acteurs s’apparentent à un ultime cabotinage agrémenté, çà et là, d’anecdotes au croustillant variable ou de « petits meurtres entre amis ». Leur intérêt n’est pas toujours avéré. Or, les souvenirs de Roger Planchon, immense comédien et metteur en scène, échappent à ce domaine ; Apprentissages s’impose comme un livre passionnant à plus d’un titre.

Habitué à se frotter aux grands textes classiques et contemporains, l’auteur séduit et surprend d’abord par son style, parfaitement littéraire, émaillé de citations et de références érudites, mais d’une étonnante rugosité – une rugosité comparable à celle qu’offraient les mains des rudes paysans ardéchois dont il descendait, lui qui, dans son enfance, avait gardé les vaches sur les plateaux dépouillés de son pays natal. Un style au franc-parler exigeant, mais non dénué de finesse, qui rappelle parfois celui de Céline, de Philippe Muray, voire d’Antoine Blondin lorsqu’il décrit les bitures homériques de son père ou des clients du bistrot qu’il tenait. Au fil des pages, apparaissent aussi quelques marqueurs temporels assez curieux sous une plume contemporaine, comme la récurrence de l’épithète « épatant », très caractéristique d’une époque (les années 1930-1950), mais tombée en désuétude aujourd’hui.

Bien sûr, Planchon parle de sa vie, avec une subtile alchimie de pudeur et de transparence, mais il brosse surtout les portraits émouvants de ses parents, qui quittèrent l’Ardèche pour s’établir bistrotiers dans un quartier populaire de Lyon, de son grand-père, de son improbable et facétieux oncle Aimé Nogier. Cet autodidacte raconte ses écoles buissonnières, sa rencontre avec un prêtre, Paul-Antoine, qui lui fit découvrir la philosophie et le cinéma (notamment Citizen Kane) en l’encourageant à faire le mur pour rejoindre les salles obscures. Paul-Antoine, intellectuel à la silhouette squelettique, était un pédagogue bien différent des cloportes qui enseignaient chez les Frères lazaristes où le jeune Roger était inscrit, qui semblaient uniquement préoccupés de traquer le « péché » – de chair, évidemment – chez leurs élèves et de leur inculquer, au moyen d’une théologie plus qu’approximative, la foi du charbonnier .

Volontairement, Roger Planchon limite ses souvenirs à ses dix-neuf ans, âge auquel il devint comédien professionnel. Cependant, avec un art consommé de la digression (elles sont ici longues et fréquentes), il nous en dit bien davantage, notamment sur son engagement pour la décentralisation, dont il fut l’un des artisans les plus fervents, dans le sillage de Charles Dullin et de Jean Vilar (tout le chapitre 12 y est consacré), à la tête du Théâtre de Villeurbanne.

Il évoque aussi, non sans humour, la vie des paysans ardéchois ou les querelles politiques qui animèrent le monde artistique de l’après-guerre, auxquelles il voulut toujours se soustraire : « De grands universitaires, ces années-là, ont abusé des rasades de rouge du "Petit Livre". Une gueule de bois suivit, ce qui est logique : le rouge de Mao était du gros calibre. » Cet humour devient parfois grinçant et ironique, comme lorsqu’il décrit les noces rurales où la virginité de la mariée était de mise : « Le sang, c’est la garantie de fraîcheur du produit ». Et l’on trouve sous sa plume quelques coups de gueule bienvenus ; ici, à propos des puritains : « des moralistes un peu cons cisèles des maximes qui le [l’Amour] dénigrent. Esmé, protège-toi des pisse-froid » ; là au sujet des philosophes : « Le philosophe professionnel n’étale pas son nombrilisme. Plus il se sait costaud, plus la discrétion est de mise »… Une définition qui exclut tout philosophe à chemise blanche ouverte, donc. On relèvera encore quelques belles indignations devant les nouveaux jeux du cirque : « La TV a le tour de main pour présenter l’ignoble aseptisé » ou les caprices de la critique théâtrale.

Roger Planchon et ses « Apprentissages »
Au-delà d’une autobiographie, ce livre est un manifeste en faveur de la création artistique, un cours de théâtre, d’interprétation, de mise en scène, d’écriture théâtrale. L’explication qu’il donne d’Athalie, pièce qu’il monta à l’Odéon en 1980 en réponse à l’angélisme des intellectuels qui se réjouissaient de l’arrivée au pouvoir de Khomeny à Téhéran, est à cet égard aussi brillante qu’édifiante. Mais ces mémoires sont aussi une leçon d’humanité, dont l’hommage à Jean Bouise, acteur considérable et trop méconnu que Planchon qualifie de « frère », offre un exemple, tout comme les paragraphes féroce consacrés aux médecins calvinistes de Genève qui réalisaient, avant la loi Veil, des IVG pimentés de moraline leur rapportant de considérables profits : « sur les bords du Léman, dans les cabinets de gynécos, j’ai vu tomber quelques records mondiaux de tartufferie morale ».

« Les livres sur le théâtre sont trop guindés », avoue Roger Planchon dans son chapitre conclusif. Le sien, fort heureusement, ne souffre pas de ce travers agaçant. Il propage même un message d’espoir pour une jeunesse actuelle plongée dans l’inquiétude et les incertitudes du lendemain, dans la mesure où il prouve qu’un petit « péquenot » issu d’une famille analphabète et des plus modestes est capable, à force de travail, de curiosité et d’intelligence, de réussir jusqu’à devenir une référence de premier ordre dans son métier. Il ne s’agit pas du « rêve américain », bien sûr, mais, pourquoi pas ?, du rêve ardéchois… Achevé en 2004, Apprentissages se termine par ces mots : « A suivre… ».

L’auteur eut-il le temps, dans les 5 dernières années qui lui restaient à vivre, d’écrire cette suite-là ? On l’ignore et il faudra peut-être nous contenter de ce seul premier tome. Mais, tout de même, heureuse Esmé pour laquelle son grand-père écrivit un tel livre !

Illustration : Roger Planchon dans Tartuffe, 1962, photo d.r.


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