Magazine Beaux Arts
Je n'ai jamais lu de romans d'Orhan Pamuk, le prix nobel turc, mais je ne résiste pas à parler de son «musée de l'innocence», encore un objet hybride entre le document et la fiction, la littérature et l'art, voué à la mémoire. Le Musée de l'innocence, c'est d'abord un roman de 700 pages racontant l'obsession maladive de Stambouliote Kemal, un riche turc qui se met à collectionner tous les objets reliés à son amour impossible, sa jeune cousine pauvre Füsun.
Mais c'est aussi un vrai musée qui rassemble les centaines d'objets collectés par le héros fictif du roman: robes, bijoux,épingles de cheveux, ustensiles de cuisine, crayons, 4.213 mégots fumés par Füsun, affiches de cinéma des films vus ensemble, bibelots subtilisés chez ses parents (et remplacés pour ne pas éveiller les soupçons, puis volés à nouveau), poignées de portes d'Istanbul qu'elle a peut-être touchées...
Pamuk a travaillé sur ce projet pendant plusieurs décennies, en parallèle à l'écriture du roman. Il a été aidé par plusieurs commissaires et artistes pour réaliser cette exposition. Le musée présente 83 cabinets, correspondant aux 83 chapitres du livre. Outres les artefacts prétendument liés à Füsun, on trouve des vidéos et des installations sonores décrivant l'Istanbul des années 1950, et des photographies fabriquées pour représenter des scènes du roman.
Quand on m'en a parlé, la personne, fascinée, me racontait l'histoire comme si elle était vraie. D'un homme, obsessif et inconsolable, qui ramasse pendant des décennies les traces d'un amour passé. Est-ce que le fait qu'il soit fictif lui donne moins de poids? Je me rends compte que ma curiosité s'étiole un peu, effectivement, en passant de l'exhibitionnisme d'un échec amoureux à celui de l'écrivain à l'oeuvre."Il y a douze ans, j'ai acheté une maison là-bas dans l'idée d'en faire un jour un musée, celui d'une histoire imaginaire. La maison est petite mais possède quatre étages : je vais y exposer tous les objets qui figurent dans mon roman. Mon fantasme était d'ouvrir le musée le jour de la publication du roman, le livre représentant une sorte de catalogue du musée. Si vous vivez loin d'Istanbul, vous pouvez lire le livre sans vous préoccuper du musée, car la littérature passe avant tout. C'est pourquoi j'évite en général de parler du musée en premier. Le roman se suffit à lui-même. Le musée se calque sur les quatre-vingt-trois chapitres du livre : il possède quatre-vingt-trois unités, boîtes ou vitrines, chacune portant le titre d'un chapitre. Installation, art contemporain : appelez ça comme vous voudrez, mais ce musée me prend de plus en plus de temps et commence à détruire l'écrivain que je suis ! J'ai acheté et collectionné les objets exposés au fur et à mesure que j'écrivais le roman. J'ai acheté les vêtements que porte Füsun dans le livre avant de commencer le texte. Je vais les exposer, comme les objets qu'elle utilise ou les tickets de la tombola à laquelle ils jouent ensemble dans les années 70. Nous avons aussi des objets imaginaires, par exemple une marque de soda fictive : pour cela, j'ai travaillé avec des publicitaires qui, généreusement, ont recréé des films. En revanche, il n'y aura pas de photos des protagonistes, de la même façon que je n'ai jamais permis qu'on imprime un portrait en couverture de mes livres. Au lecteur d'imaginer les personnages. Dans le livre, on trouve un ticket gratuit pour le musée que j'ouvrirai dans quelques mois. En plus d'être écrivain, je suis donc à présent propriétaire d'un musée, commissaire d'exposition et même artiste !"Source: paperblog.fr