“S’arrêter de fumer, c’est facile ! Je l’ai fait vingt fois...” Pour ne plus succomber à la tentation, il faut s’interroger sur le couple que l’on forme avec la cigarette. Enquête auprès de spécialistes en tabacologie.
Danièle Luc
Huit millions, soit plus de la moitié des 15 millions de fumeurs français, souhaitent se libérer de leur dépendance. Pourtant, sans aide, 80 à 90 % de ceux qui tentent d’arrêter rechutent dès la première année. Quel espoir reste-t-il pour ces récidivistes ? Pour ceux qui ont déjà expérimenté toutes les techniques et sont retombés, découragés, derrière leur rideau de fumée ? Tous les spécialistes en tabacologie l’affirment : il faut persévérer, car ces récidives font partie du sevrage et permettent d’identifier les différents points de vulnérabilité. En effet, arrêter est le fruit d’une longue maturation, puis d’une décision qui va nécessiter un changement significatif de comportement. Au cours de ce processus, une rechute ne doit jamais être vécue comme un échec : chaque arrêt, même minime, est un point positif et rapproche du succès final, assure le professeur Gilbert Lagrue, qui a créé l’un des premiers centres contre la dépendance tabagique, dans lequel les patients sont pour la plupart suivis pendant au moins un an.
Savoir pourquoi on rechute
Les motifs de rechute sont nombreux et varient pour une même personne, comme si elle avait appris à se méfier de l’un pour retomber à cause d’un autre.
- Le syndrome du manque de nicotine : il occasionne 78 % des échecs dans les trois premiers mois.
- La perte de motivation : même sevré, le fumeur garde la nostalgie de la cigarette. « C’était le bon temps ! », pense-t-il… et il décide en général de reprendre.
- La prise de poids : un problème qui concerne surtout les femmes, qui n’acceptent pas de devoir se battre, en plus, contre cinq à dix kilos en trop.
- Les drames de la vie : maladies, deuils, divorces, chômage… Perdu pour perdu, on rallume une cigarette réconfortante.
- Le stress négatif et positif : toutes les contrariétés, tensions, problèmes familiaux ou professionnels conduisent à craquer, mais aussi les moments de grande joie ou de forte émotion.
- La convivialité : repas arrosés, moments de profonde détente et souvenirs agréables déclenchent les réflexes conditionnés du fumeur.
- Les états dépressifs : la cigarette masque souvent des troubles dépressifs ou anxieux latents que le sevrage va faire apparaître (tristesse, manque d’énergie, perte de la joie de vivre, etc.). Ces troubles seraient plus fréquents chez les récidivistes et en particulier chez les femmes. Une observation qui confirme l’hypothèse d’une action antidépressive de la nicotine.
Comprendre ses dépendances
L’envie de fumer est identifiée aujourd’hui comme la conjonction de trois dépendances majeures : la dépendance physiologique, liée à la nicotine, et les dépendances émotionnelle et comportementale. C’est la raison pour laquelle, dans les organismes spécialisés, un travail préparatoire se fait « avant » la décision d’arrêter, et un suivi se poursuit « après ».
- S’interroger sur la dépendance émotionnelle
Le fumeur va d’abord devoir répondre à ces trois questions : pourquoi, quand et comment il fume. « Chaque cigarette correspond à la liaison répétitive d’un geste et d’une émotion. Et l’émotion, qui accompagne par exemple un coup dur ou une grande joie, va entraîner le geste et faire rechuter le fumeur », affirme Chaby Langlois, du centre de tabacologie de Neuilly, qui a mis au point la méthode de déconditionnement « No Smoking ». L’identification de chaque cigarette, souvent à travers la tenue d’un journal, permet de comprendre les multiples émotions et réflexes incitant à fumer : la « cigarette-colère » ou la « cigarette-censure » qui musellent ; la « cigarette-écran » qui protège des autres ; la « cigarette-soutien » qui épaule ; « la cigarette-concentration » ou la « cigarette-relaxation ». Une prise de conscience parfois surprenante : « Je ne m’aime pas beaucoup, alors je m’enfume », note Adrienne sur son carnet ; une analyse qui a finalement créé une distance entre elle et le tabac. Mais le but de ce « pointage » est aussi de renforcer la confiance et la détermination du fumeur. Il peut ainsi constater l’inutilité de certaines cigarettes, celles dont il est susceptible de se passer, et il identifie également celles dont il a vraiment besoin : les essentielles (quatre ou cinq maximum par jour même pour les gros fumeurs), dotées de « pouvoirs » spécifiques toujours liés à une émotion. « La cigarette, explique Chaby Langlois, casse l’émotion. Je me sens seul, j’allume une cigarette pour refouler cette émotion. Or, moins j’accepte cette émotion, plus elle va faire mal. Alors je rallume une cigarette. »
En parallèle avec le sevrage, il va falloir apprendre à accepter et gérer ses émotions, à les dissocier de la cigarette, à développer l’affirmation de soi (pour les fumeurs atteints de phobie sociale ou de simple timidité), à gérer le stress (relaxation, yoga, respiration). Mais pour certains fumeurs très dépendants, le constat est clair : la cigarette est un élément important d’équilibre psychologique. Elle les soulage de l’anxiété ou de la dépression. Un traitement psychotrope devra alors être prescrit.
- Limiter la dépendance physiologique
Avant d’arrêter, il est nécessaire de connaître son degré de dépendance à la nicotine . En effet, si toutes les méthodes sont bonnes pour stopper la cigarette (leur principale qualité étant de renforcer la motivation), l’utilisation d’un traitement de substitution (patch nicotinique) pour les fumeurs très dépendants (au-delà de vingt cigarettes par jour) est conseillée. Dosé à différents degrés de nicotine, il la diffuse lentement dans l’organisme, limitant les syndromes du manque, besoin physique qui disparaît en quelques semaines… ou quelques mois.
- Lutter contre la dépendance comportementale
Le patient est maintenant désintoxiqué, débarrassé de la nicotine. Mais celle-ci a laissé des traces dans son cerveau. Les neurobiologistes ont en effet découvert que la nicotine entraînait une assuétude profonde qui agit sur le comportement de l’ancien fumeur. « Un processus chronique, à évolution prolongée, et qui ne disparaît pas avec l’arrêt du produit », confirme le professeur Lagrue. Une personne qui a arrêté de fumer demeurera malheureusement toute sa vie un ancien fumeur.
La prévention de la récidive va donc s’attaquer à ces fameux réflexes conditionnés, plus ou moins conscients, du fumeur et mettre au point des stratégies de résistance personnalisées.
Prévenir la rechute
L’ex-fumeur doit réactiver sans cesse les raisons qui l’ont persuadé d’arrêter : goût, odorat, souffle et énergie retrouvés, teint et
cheveux améliorés, sentiments de bien-être et de liberté. Il lui faut aussi connaître très précisément les troubles liés à l’arrêt du tabac pour mieux les prévenir : manque, nervosité, difficulté de concentration, poids, constipation, anxiété, déprime. « Attention ! prévient le professeur Lagrue. L’arrêt se joue sur la durée. Ce n’est pas un sprint, mais une course de fond. » Une épreuve durant laquelle un travail de groupe se révèle une aide précieuse pour ranimer motivation et confiance.
- Mettre au point des stratégies de résistance
Il s’agit d’adopter des techniques de réflexion et d’auto-contrôle pour faire face aux situations dangereuses.
- Un conjoint fumeur : une négociation l’amène à s’arrêter aussi ou lui impose une discipline.
- Les copains fumeurs, les dîners arrosés, les réunions professionnelles enfumées : préparer sa stratégie à l’avance s’avère une attitude particulièrement efficace car la durée de l’envie ne dépasse pas deux minutes : « J’avalerai un grand verre d’eau pour noyer ce besoin ; j’éviterai dans un premier temps les excitants comme l’alcool et le café ; j’irai respirer dehors ; je mâcherai un chewing-gum… »
- Les endroits « marqués » : mieux vaut éviter le fauteuil où l’on prenait son « café-cigarette »…
- Les situations délicates : « J’adorais fumer en sortant du cinéma » ; « J’ai envie d’une cigarette dès que je m’ennuie. » Ne plus fumer, c’est souvent modifier également son mode de vie : faire du sport, découvrir un hobby ou s’offrir chaque année le voyage de ses rêves grâce au budget (de 1065 à 2290 € !) ainsi économisé.
70 % des candidats au sevrage suivis selon ces méthodes continuent à s’abstenir au bout de neuf mois. Ce sont certes les plus motivés, mais ce sont aussi ceux dont la prise en charge tient compte de tous les paramètres liés à la dépendance. Et si pour chacun, le déclic est différent – « J’en ai ras le bol ! » ; « Je me rends malade ! » ; « C’est un mauvais exemple pour les enfants ! » –, ils ont tous deux points communs : la fierté (« C’est une victoire sur moi-même, celle dont je suis le plus fier. ») – et le sentiment d’avoir vécu un parcours de deuil. Celui d’une cigarette dont, même cinq ans après, ils se méfient encore…