“Dark horse” de Todd Solondz

Publié le 02 septembre 2012 par Boustoune

En 2001, Etienne Chatilliez signait une comédie grinçante autour d’un presque trentenaire habitant encore chez ses parents.
Aujourd’hui, Todd Solondz signe un film encore plus grinçant et amer, autour d’un autre personnage vivant encore chez ses parents. Mais quadragénaire, cette fois, et avec moins de chances de réussite que le Tanguy de Chatilliez…

Abe (Jordan Gelber) n’est rien d’autre qu’un obèse fainéant incapable de prendre son destin en main, en d’autres termes, un parfait looser…
Incapable de mener à bien ses études, il n’a guère eu d’autre option que de travailler dans l’entreprise familiale. Enfin “travailler” est un bien grand mot. “Passer le temps” serait une expression mieux trouvée pour décrire les efforts du garçon. Il déteste ce poste qu’il n’a eu, il en est conscient,  que par pure charité paternelle et pour lequel il n’a aucune compétence.Heureusement que Marie (Donna Murphy), la secrétaire de son père, l’a à la bonne et effectue ses tâches professionnelles à sa place, sans quoi, mansuétude paternelle ou non, le pauvre garçon serait déjà mis à la porte depuis longtemps.
Après avoir passé ses journées auprès de Papa (Christopher Walken), Abe passe ses soirées avec Maman (Mia Farrow) à jouer au backgammon, lui extorquant au passage de quoi assouvir sa passion, la collection de jouets et de figurines. Ce hobby n’a rien de honteux, mais chez un quadragénaire paresseux vivant encore dans le giron familial, cela fait immédiatement penser à un ado attardé qui refuse de passer à l’âge adulte… Si encore Abe avait envie d’avancer dans la vie, on lui pardonnerait ses petits défauts, mais le type n’a aucune ambition, aucune perspective d’avenir, aucun tonus… Il espère juste que ses parents lui laisseront la maison – voire l’entreprise familiale – quand ils partiront finir leurs vieux jours en Floride.
En attendant ce changement hypothétique, il passe son temps à râler et à s’apitoyer sur son sort. Il déteste son père, qui le maltraite au boulot et qu’il estime responsable de l’échec de ses ambitions personnelles passées – une carrière de chanteur brisée, mouais… Il déteste son frère (Justin Bartha) qui, lui, a brillamment réussi sa vie. Et il déteste sa famille qui ne voit en lui, à plus ou moins juste titre, qu’un raté pathétique…

De nouvelles perspectives s’offrent à lui quand il rencontre la belle Miranda (Selma Blair) à un mariage. La femme semble se désintéresser totalement de lui, mais il insiste, réussit à obtenir son numéro de téléphone, puis un rendez-vous. Et, tout à son excitation de ne pas s’être pris un râteau dès les premières secondes, il n’hésite pas à la demander illico en mariage… 
Peut-être est-ce parce qu’elle est sous le coup d’une dépression suite à une rupture sentimentale, qu’elle abuse de calmants et qu’elle est elle aussi, à plus de trente ans, contrainte d’habiter chez ses parents sans trop de perspectives d’avenir… Toujours est-il que Miranda, après un temps de réflexion, accepte sa proposition… La vie d’Abe va-t-elle enfin prendre un nouveau départ?

A cette question s’en ajoute une autre pour le spectateur : La carrière de Todd Solondz va-t-elle prendre un nouveau tournant?
De prime abord, on est enclin à penser que oui. Le cinéaste semble s’être assagi, délaissant ses expérimentations cinématographiques précédentes (les  brillants Happiness, StorytellingPalindromes et Life after wartime) pour une narration plus conventionnelle. On a l’impression d’assister à une comédie romantique hollywoodienne assez classique, mâtinée de success-story à l’américaine. Sauf que les personnages ont l’air un peu plus étranges, plus caricaturaux. Une version sombre (“dark”) des stéréotypes de ce genre de film.
Et très vite, l’univers du film se teinte d’onirisme et de séquences fantasmées, où Marie, la secrétaire dévouée, vient aider Abe, lui porter conseil, le rappeler à la (cruelle) réalité et montrer des aspects euh… assez surprenants de sa personnalité, du moins telle que Abe l’imagine.
Les problématiques évoluent, d’évènements bizarres et rebondissements étranges, et finalement, la dernière partie bascule complètement dans un mix de réalité et de rêve dont il est difficile de démêler le vrai du faux, au point de remettre en question tout ce que l’on a vu auparavant et de se demander si Abe n’est pas juste un garçon très perturbé qui fantasme sa vie…

Certains se sentiront sûrement perdus dans ce no man’s land scénaristique, surtout les adeptes d’histoires rationnelles et bien structurées. Mais à vrai dire, l’histoire importe peu. Il s’agit juste d’une base de travail sur laquelle le cinéaste peut greffer sa misanthropie et ses obsessions habituelles afin de dresser un portrait au vitriol de la société américaine.
Chez lui, le rêve américain n’est qu’un leurre. Les pavillons de banlieue aux pelouses impeccables, existent bel et bien, mais ils appartiennent aux anciennes générations. Les jeunes, eux, n’ont pas forcément les moyens d’acheter leur propre domicile et restent chez leurs parents le temps de trouver un emploi suffisamment rémunérateur pour s’offrir tout ce dont ils rêvent, quand ils ne le dépensent pas en futilités…
La famille, élément clé de la société Outre-Atlantique, n’est pas vraiment un sanctuaire. La communication y est rare, les tensions se font jour, ainsi que les jalousies et les rancoeurs. Les parents sont surprotecteurs ou distants, les enfants ingrats et rebelles. Et encore, quand l’unité familiale n’a pas volé en éclats, suite à des divorces ou des conflits, ou qu’elle a existé un jour…

Non, le rêve, chez Solondz, est à prendre au premier degré. Une création de l’esprit où s’opposent conscience et inconscient.
C’est dans ces séquences-là que sont dites les vérités les plus profondes sur les personnages. Les plus cinglantes aussi…  
Abe se dit qu’il reste près de ses parents uniquement parce que ceux-ci ont besoin de lui. Sa conscience, figurée par une Marie fantasmée lui rétorque que personne n’a besoin de lui. Il n’est qu’un parasite.
Dans une autre séquence onirique, sa mère lui explique d’un ton très calme, bienveillant, que son frère cadet était le chouchou parce qu’elle sait depuis longtemps qu’Abe est un raté…

Abe en prend pour son grade. Il a beau s’auto-persuader qu’il est l’outsider (le “dark horse” du titre) et qu’à ce titre, sa réussite – un jour, peut-être… – aura plus de poids que celle du favori, il enchaîne les défaites et les désillusions, et la réalité le rattrape, implacable. Il n’est qu’un obèse doté d’un physique ingrat, socialement inadapté, paresseux et colérique, attendant vainement que quelque chose vienne illuminer sa vie. Et même quand le bonheur semble enfin frapper à sa porte, il hésite à lui tendre les bras. Il est agaçant, ce personnage. et touchant en même temps. On aurait envie de le secouer pour qu’il prenne sa vie en main, qu’il accepte sa condition et essaie de construire sa vie à partir de là. Et on éprouve de la compassion pour lui lorsqu’on assiste à son parcours du combattant le menant à une possible émancipation.
Il est assez pathétique…

… Mais il n’est pas le seul. Chez Solondz, tous les personnages sont à la fois émouvants et risibles.
Les parents de Abe sont deux fantômes. Deux personnes qui ont failli divorcer, mais qui sont restées ensemble par confort et par habitude. Ils ne sont plus que deux petits vieux coincés qui mènent une vie routinière déprimante en attendant la retraite.

Miranda, elle, aurait tout pour être heureuse. Elle est séduisante, élégante, apparemment instruite. De quoi faire craquer plus d’un mâle célibataire. Mais elle reste seule, incapable d’oublier son ex, avec qui elle semble continuer d’entretenir une relation complice (mais est-ce bien le cas, ou n’est-ce que la manifestation de la jalousie de Abe?). Elle semble constamment malheureuse et apathique. Une belle plante qui aurait trop été arrosée d’anxiolytiques et de somnifères…
Et puis il y a Marie, la secrétaire dévouée, dont Todd Solondz raconte la vie par bribes. Une quinquagénaire divorcée, abandonnée par un mari indélicat, qui se verrait bien en femme-cougar, mais qui est trop timorée pour passer à l’acte.
En fait, tous ces personnages sont des êtres seuls, perdus, désespérés, qui passent à côté de leur vie en la fantasmant plutôt qu’en la vivant à fond, et qui sont trop lâches pour sortir de leur routine déprimante…

Aïe… La vie, chez Todd Solondz, n’est pas rose. Elle est même plutôt noire.
Le constat qu’il dresse est sombre, cruel, cynique… mais aussi réjouissant, car il prouve, pour notre plus grand bonheur de cinéphiles, que le cinéaste n’a rien perdu de sa misanthropie et de son humour acerbe, et qu’il continue à évoluer en dehors du système, pour nous offrir des oeuvres sensibles et intelligentes. En un mot : précieuses.

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Dark horse
Dark horse

Réalisateur : Todd Solondz 
Avec : Jordan Gelber, Selma Blair, Christopher Walken, Mia Farrow, Justin Bartha, Aasif Mandvi, Tyler Maynard
Origine : Etats-Unis
Genre : comédie romantique version Todd Solondz 
Durée : 1h25

Date de sortie France : 29/08/2012
Note pour ce film :

contrepoint critique chez : L’Express
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