Ce sont de toutes petites bêtes, guère plus grandes qu'un B majuscule, qui logent entre les pages des livres, se nourrissent de lettres, signes et symboles. Un nombre important de pseudo-docteurs en science d'écriture et d'imprimerie ont confondu ces innocentes petites bêtes avec le célèbre «champignon de l'encre»; mais ce dernier s'attaque a certains pigments sans tenir compte du contenu des textes: les champignons manquent d'intelligence et de détermination. Au contraire, les graphiles ont des goûts sélectifs. S'ils dévorent n'importe quel type de pigments ou d'encre d'imprimerie, leurs objectifs primordiaux sont diriges vers le contenu d'un texte et visent particulièrement les textes dépourvus de qualité.
Les graphiles sont si peu épais (à peine deux microns) et si translucides qu'ils demeurent imperceptibles à l'œil humain malgré la multitude de sujets présents dans un livre et même dans une seule page. Leur forme est variable: quand ils ont le ventre creux ils pourraient faire penser à une amibe dotée d'un petit air d'hippocampe; mais quand ils ont mangé ils prennent volontiers une coloration foncée et la forme de la lettre absorbée. Une fois repus et après avoir observé une petite sieste afin de faciliter la digestion de l'encre, ils se distraient en formant des mots et même des phrases pleines d'esprit et non dépourvues d'un certain cynisme. Ils ont un penchant pour les obscénités propices à effarer le lecteur et qui sont tellement brèves que ledit lecteur croit avoir été trahi par son inconscient. Bien que l'intelligence de ces petits animaux n'ait pu pour l'instant être démontrée scientifiquement, leurs nombreuses espiègleries prouvent de toute évidence qu'ils en possèdent quelque chose d'approchant. Sensibles à tout mouvement -grâce a leurs fines antennes qu'ils agitent vertigineusement- ils se sauvent promptement des qu'ils perçoivent le frôlement d'une main sur la couverture du livre ou le regard curieux du lecteur.
Le livre à peine ouvert à une page quelconque, les graphiles se sont déjà refugies vers d'autres pages poursuivant gloutonnement leur festin de lettres et de phrases entières. Et quand ils en ont fini avec un ouvrage ils passent derechef à un autre.
II y a des personnes qui ne croient pas à l'existence des graphiles. Ce sont, généralement, des ignorants ou des analphabètes. Mais quiconque possède une once de bon sens pourrait deviner leurs présence et ce malgré de grandes difficultés à les localiser quand ils ont l'estomac vide, à cause de la vélocité avec laquelle ils passent d'une page à l'autre (quasiment à la vitesse de la lumière). En effet, ils laissent des traces de leur passage dévastateur: de subtiles coquilles parqués parfois en deuxième ou troisième lecture. Sinon, comment expliquerions-nous qu'un auteur nous soit resté incompréhensible ou bien nous ait lassé et qu'au bout d'un certain temps, lors d'une nouvelle lecture il nous éblouisse par son charme? Cela m'est arrivé avec quantité d'auteurs; le contraire, également. Tout cela est, le plus souvent, l'œuvre des graphiles et de leur appétit démesuré.
Fréquemment, ils s'introduisent dans des manuscrits originaux et présentent une terrible menace pour leurs auteurs, dont les idées, affaiblies ou mutilées, se perdent á jamais. Des œuvres maîtresses en puissance demeurèrent à l'état d'ébauches pour cette même raison, et de nombreux talents ne se développèrent jamais et sombrèrent dans l'anonymat.
Il n’existe aucun procédé á ce jour permettant de les éliminer. Cependant, observons qu'ils détestent les mauvais livres et les détruisent. De sorte qu'ils mènent bonne vie dans les bibliothèques contemporaines et jouissent d'une belle longévité. La meilleure manière de se débarrasser d'eux serait d'éliminer les mauvais auteurs ou de privilégier les bons. Les graphiles éprouvent un religieux respect envers les classiques. Ils ne s'avisent jamais à les attaquer. Par bonheur pour eux la production littéraire est considérable, aussi ne manquent-ils pas de nourriture. II est évident que la plupart de leurs détracteurs ainsi que ceux qui nient leur existence se recrutent parmi les auteurs exécrables dont la production n'arrive même pas aux épreuves en placard puisque leurs manuscrits se transforment en pages vierges en peu de temps.
Leur penchant exemplaire pour la bonne littérature et leur prodigieuse mémoire défrayent la chronique dans les cercles littéraires, les conversations de café, réunions et vernissages. Ils se transmettent génétiquement, de génération en génération, les connaissances qu'ils ont accumulées tout au long de leur existence. Leur savoir est incommensurable; leurs goûts littéraires exquis; leurs jugements infaillibles et redoutables. Malheur à l'œuvre originale qui tombe sous leurs regards avides et sous leurs puissantes mandibules. Je connais nombre d'auteurs qui abandonnèrent l’écriture et quantité d'autres qui préférèrent en finir avec leur vie en s'ouvrant les veines plutôt que de leur résister. Mystérieusement, il existe des écrivains qui s'en trouvent protégés mais dont le temps, par bonheur, se charge d'engloutir leurs œuvres.
On ne connaît guère grand-chose sur l'origine des graphiles; les uns attribuent leur apparition a la génération spontanée, d'autres, a l'évolution des espèces, considérant justement que leurs prédécesseurs sont a chercher parmi le groupe des « champignons de l'encre», ou bien encore chez les calamars (cette dernière théorie étant controversée). On dit aussi qu'ils furent inventes par les auteurs classiques afin d'en finir avec les écrivaillons; en fait, il est évident que leur apparition coïncide avec celle de l'écriture comme le démontrent de très anciens documents grâce auxquels on peut détecter à l'aide d'un microscope des traces de morsures dues à de minuscules dents. Le fait est que les œuvres classiques nous sont parvenues intactes, telles qu'elles ont été conques, gardant toute leur beauté et vierges de toute attaque.
Ces simples et modestes p ges pourront témoigner ind niabl ment de la légendaire et redoutable voracité des graphiles et je pourrais même en jurer (et parj rer) qu'au bout de quelques jours, quand je voudrai les relire, je les trouverai toutes blanc .
Traduit de l'espagnol par Max Pons
a été publie dans: La Barbacane, Nº 91-92, Aquitaine, janvier, 2008, 55/60