Consternation, confusion, abomination dans les rangs de journalistes culturels et politiques français : Clint Eastwood, l’acteur, le cinéaste, que dis-je, le monument du 7ème art s’est exprimé à la Convention Républicaine de Tampa, en Floride. Il s’y est déclaré en faveur de Mitt Romney, bien sûr, mais a surtout rappelé, sans la moindre précaution oratoire, ses opinions conservatrices et libérales à la face d’un monde qui n’y était pas prêt. Inévitablement, une tempête de pignouferies de presse a suivi.
Comprenez bien qu’on touche ici au paradoxe ultime pour tout scribouillard un tantinet cultureux baigné à la fois de journalisme et de téléramisme aigu. D’un côté, le journaliste moyen voit en Clint Eastwood un acteur-réalisateur acclamé, plusieurs fois oscarisé, dont les films récoltent régulièrement les louanges de la critique tout en réussissant le pari d’attirer les foules. De l’autre, le même journaliste encarté découvre un militant politique qui ne développe pas du tout son côté bisou, exprime des opinions bien tranchées et pour lequel l’arrosage de subventions étatiques sur l’un ou l’autre domaine ne fait pas partie de la panoplie standard.
Pire, le cinéaste/militant exprime régulièrement des positions qui ont le mauvais goût de ne pas se ranger clairement ni à l’extrême-droite, ni à l’extrême-gauche, et souvent, un peu des deux ce qui défrise le petit animal docile qui sommeille en chaque journaliste/éditorialiste auto-chargé de la promotion d’un monde plus égalitaire aux responsabilités individuelles microdosées.
Ainsi, Clint aime tendrement les armes à feu et a même déclaré à leur sujet :
« J’ai une politique de contrôle des armes très stricte : s’il y a un flingue quelque part, je veux en avoir le contrôle. »
(« I have a very strict gun control policy: if there’s a gun around, I want to be in control of it. »)
Mais Clint peut aussi déclarer des choses comme :
« Ce que je crois vraiment c’est : passons un peu plus de temps à laisser les gens tranquilles. Toutes ces personnes qui font toute une histoire du mariage gay ? Je n’ai rien à foutre de qui veut se marier avec qui ! Pourquoi diable ? Nous faisons tout une pendule de sujets dont nous ne devrions pas nous inquiéter. »
(« …what I really believe is: Let’s spend a little more time leaving everybody alone. These people who are making a big deal out of gay marriage? I don’t give a fuck about who wants to get married to anybody else! Why not?! We’re making a big deal out of things we shouldn’t be making a deal out of. »)
Dans une interview au L.A. Times, il déclare aussi des choses que bien des altermondialistes un peu perdus dans leur tête auraient pu déclarer sans frémir :
«Je suis toujours très libéral quand vient le moment de laisser les gens penser par eux mêmes. Mais je suis intraitable à propos de la réduction du déficit. J’étais contre l’intervention gouvernementale pour relancer l’économie. On ne devrait pas sauver les banques et les constructeurs d’automobiles. Si un dirigeant ne sait pas comment rendre sa compagnie rentable, et bien il ne devrait pas diriger.»
Soyons clairs : les positions de Eastwood font de ce type un conservateur libéral, c’est-à-dire quelqu’un qui s’inscrit très très mal dans les canons de pensée franco-français tous lourdement mâtinés de socialisme et de sociale-démocratie gluante. Un type qui, comme lui, réclame moins d’Etat et qui recherche avant tout la liberté et la responsabilité attachée, un type qui veut à la fois laisser les gens s’occuper de leurs affaires et, d’un autre côté, arrive à produire des films intelligents et qui parviennent même à désincarcérer le critique français moyen de son dogmatisme habituel, c’est l’erreur de traitement assuré, c’est le plantage partiel ou total, l’écueil de trop dans une carrière tranquille de scribouillard sans envergure.
Et ce qui devait arriver arriva sans louper.
Le discours de Clint Eastwood fut donc très très rapidement analysé par la presse francophone. Elle s’est emparée des éditos des principaux journaux américains encore référencés de ce côté-ci de l’Atlantique pour produire un train ininterrompu « d’analyses » toutes aussi fines qu’orientées dans le même sens.
On pourra lire, par exemple, l’article ridicule de BFM ou parfaitement caricatural de Elle (oui, ce magazine s’est risqué sur le terrain glissant de l’analyse politique avec le succès qu’on peut lire).
Dans le premier, pas une ligne n’est consacrée à cette presse américaine et ces critiques qui, eux, ont trouvé la performance d’Eastwood juste et efficace. Pas une ligne pour noter que les réactions négatives viennent très majoritairement de médias et d’une presse que personne n’hésite à qualifier de démocrate outre-atlantique (parce qu’elle se définit comme telle elle-même). Et lorsque la fine-fleur du journalisme français décrypte l’attitude du camp Romney, crispé par le discours du cinéaste, c’est pour en conclure que la performance générale de l’acteur les a gêné… et oublient ainsi complètement de noter que c’est spécifiquement la partie « guerre en Afghanistan » qui a ainsi posé problème au camp républicain, ce dernier n’étant pas pour un retrait total et rapide des troupes, au contraire d’Eastwood, qui l’exprime ouvertement…
Quant à l’article de Elle, il peut se résumer à « Allons, voyons, Eastwood ne peut pas être un gros conservateur réac, puisqu’il fait des films humanistes et beaux, il devrait donc être démocrate, c’est une évidence. » Là encore, la puissance de l’analyse laisse pantois.
Et dans tous les cas (ces articles comme le reste du dégueulis produit industriellement par notre presse subventionnée), on a droit au subtil rappel de l’âge du réalisateur : quand on atteint 82 ans, que voulez-vous ma brave dame, on n’est plus trop ni en phase avec l’actualité, ni très bien dans sa tête. Cela sonne délicieusement bon l’excuse pour pardonner à l’icône américaine son abominable discours et s’accommoder de ses propres incohérences.
Ceci posé, et puisque les journalistes français sont manifestement trop feignants pour regarder l’intervention complète de Clint Eastwood et en réaliser une traduction de bonne qualité, que peut-on en dire ? Car si l’on peut s’étonner qu’il ait apporté son soutien à Romney, ce n’est pas parce que le réalisateur aurait dû être du côté d’Obama (n’en déplaise aux pignoufs à la sauce Elle), mais bien parce qu’après tout, Romney n’offre aucune garantie d’amélioration de la politique intérieure et extérieure des États-Unis. Pour un libéral-conservateur comme Eastwood, la position logique aurait été de rester à l’écart de ce candidat…
Eh bien là encore, le fait d’écouter le discours permet d’y voir plus clair.
En réalité, Eastwood n’est pas tant un soutien pour Romney qu’un critique aiguisé et sans concession des quatre années d’Obama. Plus pragmatique que politique, le cinéaste arrive simplement à la conclusion qu’Obama n’a pas rempli le contrat qu’il avait en prenant le job de président, et qu’à ce titre, il devait être renvoyé :
« On parlait du “Yes we can”, tout le monde allumait des bougies, pleurait, Oprah pleurait, même moi je pleurais. Et finalement, je pleure encore plus fort quand je réalise qu’il y a 23 millions de chômeurs dans ce pays. Ça, c’est une bonne raison de pleurer. L’administration n’en a pas fait assez pour changer ça. Et je me dis que maintenant, il est temps de faire venir quelqu’un de neuf pour régler ce problème. »
Et en matière de fonctionnement politique, aux USA, si le démocrate ne fait pas l’affaire, il ne reste guère que le républicain. Mais même devant ce choix du moindre mal, Eastwood reste lucide, lui qui déclare ainsi, ovationné :
«Je voulais vous dire : ce pays nous appartient, il n’appartient pas aux politiques, ils ne sont que nos employés. Quand quelqu’un ne fait pas le travail, qu’il s’en aille.»
Ce qui s’adresse bien évidemment à Obama, mais aussi, en creux, à tout autre politicien qui ne tiendrait pas ses promesses.
Pour conclure, on peut aisément comprendre qu’une partie des américains se soient moqués de l’intervention d’Eastwood aux primaires républicaines, notamment parce qu’en l’occurrence, qu’on le veuille ou non, l’acteur est une icône américaine, et que son soutien, même par défaut, à Romney ne compte pas pour du beurre. Les opposants ont donc beau jeu de railler. Qu’une partie des Français, généralement inculte politiquement parlant, et en pratique absolument pas au fait des subtilités de la vie politique américaine, émettent aussi des critiques, c’est logique, pilotés qu’ils sont par une presse encore une fois très en dessous d’un minimum syndical pourtant pas très haut.
Mais il est en revanche très éclairant de voir qu’en fait d’arguments économiques ou politiques, la presse française utilise toutes les ficelles de la traduction douteuse, de la contextualisation biaisée et des rappels clairement vulgaires sur l’âge du cinéaste…