Joan Didion, We Tell Ourselves Stories In Order To Live, Collected Nonfiction, Every Man's Library. Alfred A. Knopf, 2006, 1122 p., Chronology, avec une superbe Introduction de John Leonard.
Californienne de souche, née à Sacramento en 1934, Joan Didion commnce une carrière de journaliste au magazine Vogue (1956). Son premier ouvrage, qui regroupe des essais de journalisme littéraire ("non-fiction"), est publié en 1968 : Slouching Towards Bethlehem, d'après le titre d'un essai remarqué sur la vie des hippies en Californie.
Les thèmes abordés par l'oeuvre de Joan Didion sont divers mais ils possèdent une unité de style littéraire et philosophique, faite d'apparent détachement, d'émotion sans les mots galvaudés de l'émotion. Jamais sentimentales, presque ethnographiques, ses analyses semblent être l'effet d'un regard anthropologique sur les Etats-Unis. Beaucoup d'observations subtiles jamais ennuyeuses, orientent un regard tour à tour proche et éloigné - macro-micro - à la Lévi-Strauss. Son métier, son talent en matière de journalisme, c'est aussi sa discrétion : "My only advantage as a reporter is that I am so physically small, so temperamentally unobtrusive, and so neurotically inarticulate that people tend to forget that my presence runs counter to their best interests". La complaisance n'est pas son genre moral.
Les médias installés en prennent pour leur grade jusqu'au Wahsington Post (elle ne décèle pas la moindre activité cérébrale dans les textes de B. Woodward !). Complices des pouvoirs, "media poiseners", comme disent les hippies qu'elle cite.
Dans "Political fictions", elle décrit, mieux que les spécialistes auto-proclammés d'une science politique, l'hégémonie de la politique politicienne, politique professionnelle qui a confisqué la démocratie américaine pour en faire son business. Elle stigmatise l'usage électoral des médias, pointant, derrière d'apparentes oppositions, un consensus intéressé sur les limites du dissensus entre partis politiques alternant au pouvoir. Conclusion : "le plus grand des partis est celui de ceux qui ne voient pas de raison de voter".
Tous ces petits écrits font de très grands livres.
On peut lire Joan Didion, en gardant à l'esprit que ses articles portent sur la décomposition du monde social, son atomisation ("things fall apart"), son entropie (Levi-Strauss disait qu'anthropologie devrait s'écrire entropologie) ; on peut les lire avec profit en songeant à la nouvelle économie numérique qui porte l'atomisation à incandescence. C'est comme cela que Katherine Losse lit Joan Didion à propos de Facebook.
Cette oeuvre journalistique est aussi, en marge, une réflexion sur le journalisme littéraire, notion confuse (cf. "Literary Journalism. What it is. What it is not", in Commentary, July-August 2012). Bien sûr, il y a la qualité de l'écriture, "littéraire", mais aussi la puissance d'une approche à la première personne, ("the implacable I"), à la Montaigne ; Joan Didion est elle-même la matière de ses livres et de ses articles. A sa façon, elle aussi peint le passage. Et puis, parce qu'il est ainsi littéraire, ce journalisme là n'est pas près d'être produit par des robots avec des algorithmes et des données (cf. Narrative Science).