"Etant les ignorants, ils sont les incléments,
Hélas combien de temps faudra-t-il vous redire
A vous tous que c’est à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité
Que votre aveuglement produit leur cécité !
D’une tutelle avare, on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin.
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe,
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte.
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Comment peut-il penser, celui qui ne peut vivre ?"
Dans le droit fil de ces vers inspirés à Victor Hugo en juin 1871 par les Communards (à ne pas confondre avec le groupe homonyme fondé par Jimmy Sommerville quand je n'étais encore qu'un ado), le dernier roman de Gérard Mordillat, "Notre part des ténèbres", paru chez Calmann-Levy, est à la fois un thriller haletant, qui n’a rien à envier aux romans de Tom Clancy ou de Frederic Forsyth, et une critique féroce des dérives et des excès du capitalisme financier et médiatique.
Un roman d’action qui vous tient jusqu’à la dernière page
Anciens salariés de l’entreprise Mondial Laser, Gary et une poignée de salariés aux noms improbables (une manie de Mordillat déjà notable dans "Les vivants et les morts") organisent le détournement d’un paquebot de luxe. A bord sont rassemblés pour fêter le Nouvel An et une année de bénéfice record, les actionnaires du fond d’investissement qui, après une opération de LBO sur Mondial Laser, a organisé son dépeçage et le transfert de sa technologie et des ses contrats au profit d’un concurrent indien, laissant des centaines de salariés sur le carreau.
Narré en courtes scènes parallèles (le paquebot, la capitainerie, le bureau du Premier ministre où se réunit la cellule de crise, les hélicoptères où ont pris place les hommes du GIGN) et alternant les flash-backs relatant la maturation de la décision de détourner le navire et les préparatifs de l’opération, cette fiction est aussi plausible sur le plan des mécanismes économiques et financiers que dans la description des scènes d’action. Bref, même si l'on peut regretter parfois des dialogues plus écrits que parlés, ça se lit avec plaisir et sans effort, comme un bon polar (c’était aussi le cas pour "Les vivants et les morts", paru depuis en collection de poche). Je ne révèlerai rien de plus des ressorts qui amènent Gary et ses acolytes à la révolte, ni du déroulement et du dénouement de l’action (la bassesse humaine qui conduit Gary, mélange de Spartacus et du Gladiator de Ridley Scott, à la vengeance est glauque mais malheureusement tellement vraisemblable).
Une charge violente contre les dévoiements de l’économie de marché
En imaginant et en mettant ainsi en scène cette possible radicalisation des luttes sociales, cette révolte des salariés, ce recours à la violence voire à ce qu’il faut bien appeler le terrorisme par ceux qui ont perdu tout espoir de lendemains meilleurs, "Notre part des ténèbres" est à la fois une mise en accusation en règle des pratiques du capitalisme financier, de sa déshumanisation et du règne de la rentabilité financière à tout prix, et une mise en garde quant aux conséquences du fossé grandissant entre détenteurs du capital et salariés du bas de l’échelle exposés à la précarité et à une paupérisation grandissante.
Quand une partie de ceux-ci, condamnés à vivre et même à survivre des miettes du système ou de subsides étatiques, en arriveront à se poser la question "Est-ce que nous avons quelque chose à perdre qui vaille d’attendre le coup de grâce ?" (à court terme, l’écran plat avec abonnement à Canal + pour les matchs de Ligue 1, mais à moyen terme ?), nous risquons fort de connaître ce jour-là le même genre d’action de violence désespérée.
Le roman de Gérard Mordillat met en exergue deux autres aspects tout aussi préoccupants pour la santé démocratique :
le quasi lavage de cerveau pratiqué par les médias à l’égard du grand public (dont il faut bien dire qu’il s’en contente volontiers et l’accepte sans broncher). La vision qu’en livre le personnage du Directeur général de la chaîne de télévision TFM (cherchez la ressemblance) est à cet égard édifiante : "Notre public se fout des types de Mondial Laser ! Ce qu’ils veulent, c’est savoir ce qui se passe à bord, que font Depardieu, Marceau et les autres. Ils veulent qu’on les embarque avec le GIGN, suivre l’attaque en direct. Etre aux premières loges sans bouger le cul de leur salon. Les paumés qui ont fait le coup, ils s’en branlent. Au mieux, ils les plaignent, au pire ils espèrent les voir alignés dans leur sang comme un trophée de chasse. […] Dans les familles, l’écran c’est le buisson-ardent ! C’est l’image et la parole divines. Personne ne peut aller contre." (NB : pour les mécréants comme moi, je rappelle que le buisson ardent symbolise dans la Bible la révélation de Dieu à Moïse).
De façon plus implicite, le livre pose la question de l’asymétrie de l’Etat de droit ("Sur le Nausicaa, c’est le monde à l’envers. La sécurité sera pour les salariés, le risque pour les actionnaires."), d’une part quant à l’inégalité de traitement dans les faits du droit de propriété et du droit du travail (les codes et les lois existent pour protéger tant les droits des actionnaires que ceux des salariés mais avec des efficacités et des résultats très différents en pratique : "J’espère que vous appréciez comme moi l’ironie de ce terme, « plan social »") et d’autre part quant à la justification morale de la répression par les forces de l’ordre de l’action des salariés en révolte contre le détournement des lois censés les protéger. J’en suis même arrivé à me poser la question, après m’être longtemps gaussé de la fameuse déclaration de Jacques Chirac ("Le libéralisme représente aujourd’hui pour la démocratie une menace comparable à ce que fut le communisme du temps de la guerre froide.") si celui-ci ne faisait pas preuve là d’une clairvoyance géniale à l’égard de l’évolution ultime de cette forme dévoyée de l’économie de marché qu’est le libéralisme non régulé.
Laissons à Gary le mot de la fin (de la fin de ce billet, pas de la fin du livre, je vous laisse découvrir par vous-même le dénouement de cette fiction ancrée dans nos réalités économiques et sociales) :
"Personne ne me fera croire qu’il est le seul monde possible, que l’histoire est terminée, que le marché scelle le stade ultime de l’organisation humaine. Peut-être suffit-il de dix hommes décidés sur un navire de croisière pour que la peur change de camp ? Qu’est-ce qu’il faut pour faire tomber la Bastille ou guillotiner un roi ? Du courage et un excès de désespoir…"
Je ne crois pas non plus que le monde dans son ensemble puisse rester en l’état à moyen et long terme, que la situation actuelle soit un horizon indépassable (même si je reste convaincue que l’économie de marché est "le pire des systèmes à l’exception de tous les autres") et qu’elle puisse perdurer sans explosion, conflit, épidémie et catastrophe naturelle qui viendront réguler les excès actuels que ce soit en terme de course à la rentabilité, de pollution ou de démographie. Et quant à la situation particulière de la France et à la possibilité de tels soubresauts, cela dépendra notamment de la capacité de notre Président à réformer sa vision économique et à expliquer que les résultats, en termes de pouvoir d’achat et d’emploi, des réformes qui restent à engager véritablement ne peuvent pas être immédiats. Au commencement est toujours le Verbe.
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