Article paru dans Le Monde (31 août 2012) sous le titre “Liberté et ordre public : le contraire de M. Sarkozy !” dans une version légèrement modifiée.
Le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a enflammé l’Université d’été de La Rochelle en défendant avec force l’ordre républicain comme une politique pleinement et légitimement de gauche. A la fois en contraste avec la déstabilisation du même ordre opérée par le président précédent ; dans la continuité de la longue tradition de synthèse entre autorité de l’Etat et justice pour tous qui anime la gauche française dès lors qu’elle accepte de gouverner le pays ; et parce que les plus touchés par le désordre et l’insécurité sont d’abord et avant tout nos concitoyens issus des catégories populaires. En clair ceux qui cumulent les difficultés et qui sont confrontés à toutes les insécurités : physique, économico-sociale et culturelle – si l’on retient cette tripartition avancée par les sociologues Philippe Guibert et Alain Mergier. Le discours du ministre visait à répondre aux polémiques suscitées tout l’été par ses propos et son action.
C’est à gauche que celles-ci, sur le traitement des Roms ou sur l’émeute urbaine d’Amiens-Nord, ont été les plus virulentes. Le reproche fait à M. Valls est simple : il mènerait la même politique que Nicolas Sarkozy. Il a été répété sur tous les tons, du plus sibyllin au plus agressif, par tout un pan de la gauche politique et médiatique. Ainsi, la première secrétaire du PS Martine Aubry, la sénatrice écologiste Esther Benbassa, la ministre Cécile Duflot, les journalistes Audrey Pulvar des Inrocks ou Sylvain Bourmeau de Libération, ont nourri le tir contre la fermeté affichée par M. Valls. Certains ont même exhumé pour l’occasion l’argument du « sentiment d’insécurité » qui s’opposerait à l’insécurité réelle. Avec toujours, au fond, cette idée que nos concitoyens forment, suivant l’expression imagée de Jacques Julliard, « un vil troupeau d’imbéciles et de pétochards ».
Au-delà de cette actualité, des enjeux plus fondamentaux sont apparus à l’occasion de ces attaques. On en distinguera trois. Celui d’abord de la gestion toujours complexe d’une dualité aussi ancienne qu’indispensable à gauche entre liberté et sécurité. Celui ensuite d’une politique républicaine à reconstruire sinon à inventer après des années de crispation et d’instrumentalisation de ces questions. Celui enfin d’une cohérence d’ensemble de l’action publique que doit impérativement trouver le nouveau pouvoir pour répondre aux différentes formes d’insécurité évoquées ci-dessus.
La gauche est depuis toujours partagée dans son rapport à l’autorité (à celle de l’Etat tout particulièrement). Schématiquement, il y a d’un côté une gauche libertaire et parfois anarchiste, anti-autoritaire, qui insiste sur la liberté individuelle et/ou l’émancipation collective comme processus autogéré. On en retrouve la trace, par exemple, chez un auteur comme Proudhon, dans l’anarcho-syndicalisme ou encore, plus récemment, dans la deuxième gauche et le combat anti-totalitaire. Elle privilégie une conception extensive des droits dont l’acquisition et la protection doivent être assurées aussi bien par la mobilisation des groupes sociaux et de leurs représentants que par la régulation judiciaire, en tout cas à distance de l’Etat. C’est la conception dominante au niveau européen par exemple.
D’un autre côté, il y a une tradition de gauche liée à la prévalence et à la centralité de l’Etat, de l’autorité et de l’ordre publics, que des figures telles que celle de Clemenceau, un courant comme le jacobinisme, ou plus récemment le communisme français de l’après-guerre ou encore Jean-Pierre Chevènement ont pu illustrer – avec de notables différences évidemment dans leur rapport à la démocratie ! La conception des droits et libertés étant ici davantage celle d’une protection par et dans l’Etat dès lors que celui-ci est démocratique et repose sur la souveraineté du peuple. Bref, Rousseau plutôt que Montesquieu ou Sièyes.
Ces deux « familles » ont toujours existé et entretenu des relations difficiles au sein de la gauche mais la question de leur cohabitation s’est surtout posée lors des moments de passage au pouvoir. L’indépassable tiraillement philosophique devenant alors un nécessaire compromis politique. Les conflits entre ministres de la justice et de l’intérieur de la gauche sous la Ve République (Badinter-Deferre, Guigou-Chevènement…) ont illustré cette dualité.
Les expériences de gouvernement successives depuis 1981 ont toutefois produit un effet d’apprentissage en rééquilibrant peu à peu l’exercice du pouvoir du côté de l’autorité assumée, notamment en ce qui concerne la sécurité des biens et des personnes, alors que la tendance libérale-libertaire en matière de droits avait très largement imposé son hégémonie culturelle après 1968. Le fameux colloque de Villepinte sur la sécurité en 1997 ayant marqué, au sein du PS, un tournant en la matière, au moins dans la reconnaissance explicite du déséquilibre entre les deux visions et quant à la nécessité d’y répondre. La présidentielle de 2002 qui s’est largement jouée sur ces questions venant démontrer que la prise de conscience n’avait sans doute pas été suffisante.
Un nouvel épisode de cette longue histoire se déroule aujourd’hui dans une situation particulière, celle de l’après-sarkozysme et des progrès en profondeur du vote lepéniste. Les faits sont connus. Le président sortant a tant, en 5 et même 10 ans, usé et abusé des notions de sécurité, d’autorité de l’Etat, de laïcité, de contrôle de l’immigration, d’égalité républicaine, etc. qu’une remise en état, en ordre !, est indispensable même si elle prendra du temps. Ce rétablissement républicain ne pourra néanmoins se faire que dans la construction d’une dialectique subtile et maîtrisée entre les deux lignes en présence et non à coup de procès en « sarkozysme » ou en « droits-de-l’hommisme ».
Retrouver le sens de l’action républicaine n’est bien évidemment pas qu’une question de réaffirmation de l’autorité de l’Etat et de réponse à l’insécurité physique. Ce serait aussi réducteur qu’inefficace de penser et de procéder ainsi. Il s’agit d’un ensemble, d’une réponse globale et cohérente à toutes les insécurités évoquées plus haut. C’est un tout indissociable, à la mesure de l’indissociation dont témoignent nos concitoyens lorsqu’ils évoquent leur situation et l’insécurité qu’ils ressentent. Les éléments économiques et sociaux, dont souvent à gauche on fait l’alpha et l’oméga de l’action politique, sont inextricablement liés à d’autres, qu’ils soient matériels, symboliques ou culturels (au sens des modes de vie et des représentation du monde).
D’ailleurs lorsque le candidat Hollande a lancé son fameux « la République vous rattrapera ! » au Bourget en janvier dernier, il ne s’adressait pas seulement aux délinquants de tous poils, il donnait aussi un sens général à son propos qu’il a décliné par la suite. Des choix européens fondamentaux qui devront impérativement être faits aux politiques publiques à réorienter dans tous les domaines vers plus d’égalité (de la fiscalité à l’école), l’action du nouveau pouvoir doit se construire dans la cohérence des principes. Cela signifie concrètement, par exemple, de tout faire pour échapper à la tentation « zapatériste », cette fuite en avant libérale-libertaire consistant à échanger des droits dits « sociétaux » (mariage pour tous, droit de vote des étrangers) contre une impuissance économique et sociale assumée.
Le défi est là. Toute la gauche qui entend gouverner, au-delà des différences légitimes et salutaires qui la traversent, doit en prendre conscience, vite.
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Crédit photo : Margot L’hermite
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