Poezibao
publie ici le second volet d’un entretien avec Ariane Dreyfus.
premier volet
T.H. : Sans du tout qu’il y ait obscurité, ta syntaxe est toute en ellipses, et elle évoque pour moi des plans cinématographiques où l’on passe sans transition de la sortie d’un immeuble à un bord de mer : le sens est donné à construire.
Je dirais qu’à la base, j’ai un motif, qui peut être par exemple autant une
scène qu’un état intérieur, et ce motif, je vais essayer de le déployer dans sa
logique émotionnelle pour arriver à une présence plus forte que moi-même, ou
que mon seul être. Un poème c’est un moment de vie parce que c’est une
expérimentation : à partir d’une expérience – une rencontre avec un
élément du réel – j’expérimente ce que je pourrais faire avec les mots pour
créer une sorte d’organisme capable d’agir sur nous. C’est un corps qui doit
vibrer de présence, d’où ma préférence pour le présent d’actualité, et le poème
que tu cites plus haut,
Pas long le poème
Viens vite !
en est un exemple : le deuxième vers, c’est comme si je
lâchais soudain le stylo pour substituer à un élan un peu las une dynamique
plus immédiate. On croit alors que la vie fait irruption alors que c’est encore
seulement un effet d’écriture. J’adore cette affirmation de Meschonnic : « Ce
n’est pas ce qu’elle dit qui définit la poésie, mais ce qu’elle fait ».
D’où la présence thématique de la mort que tu as relevée : j’ai besoin de
cet arrière-plan pour que le sursaut de vie, de réaction qu’est le poème existe
fortement.
Plutôt que de créer du sens, je veux me redonner des forces. Ce qu’il y a de
terrible avec la vie, sans parler même de la mort, ce sont toutes ces béances
qu’il faut endurer, qui d’ailleurs viennent souvent de nous : de nos
fatigues, de nos peurs, de nos lassitudes. Et il est possible que par cette
combinatoire de fragments que sont mes poèmes et dont je parlais tout à
l’heure, je cherche à substituer à ces béances, à ces absences, la plénitude de
bonds.
Pour en revenir à la notion de montage, j’y recours beaucoup parce qu’il me
permet de faire du complexe avec des éléments simples. Du surprenant avec des
choses qui ont l’air évidentes. Lors d’un entretien accordé par Christian Bobin
à la radio, celui-ci a parlé de Bach en des termes qui m’ont ravie : « Il
prend mon cerveau comme de la pâte à modeler et il le sculpte dans une forme
faramineuse ». Je pense effectivement qu’on se tourne vers une œuvre
plutôt qu’une autre pour ce plaisir-là, quasiment physique. Or, du moins c’est
ainsi que je le perçois, Bach ne cesse d’entrelacer des voix qui dessinent des
mélodies absolument irréfutables et ce faisant il ne manque pourtant aucun
vertige, aucune interrogation. Voilà ce qui me sidère : ne rien résoudre
mais combler une faim en nous.
T.H. : Question complexe des citations.
A.D. : Ta
question t’est sans doute suggérée par La
bouche de quelqu’un, où les citations sont légion. Et pour cause : ma
solitude amoureuse était telle que je me suis alors entourée de voix comme d’un
manteau. Mais c’est vrai que j’adore les citations de toute façon. Cela
s’explique tout d’abord je pense par mon amour de la phrase, selon moi une
langue vivante n’est pas faite de mots, mais de phrases (le vers en est un mode
particulier, dans la mesure où il doit être à mon sens une façon de mettre en
mouvement la syntaxe).
Pour moi, comme pour beaucoup de poètes, la poésie est tisseuse de réseaux, de
rencontres. Les citations en sont une forme, mais particulièrement attirante
car elle satisfait aussi mon goût de la perfection. Si je cite quelque part
quelqu’un, c’est parce que personne n’a dit cela aussi bien. C’est très
sollicitant car cela apporte une splendeur tendue qui m’aide à écrire moi-même.
Une citation, c’est vraiment la présence de quelqu’un. Ce qui donne un statut
particulier à Stéphane Bouquet dans mes livres depuis l’Inhabitable, qu’il habite en tant que personne et en tant que
poète, indistinctement puisque de toute façon il a voué sa vie à la poésie. L’échange
que j’ai avec lui sous-tend ma poésie, même quand il n’y apparaît pas
explicitement. Il faut dire que je résiste mal à certaines voix, certaines
paroles, lesquelles me semblent un mode d’existence largement suffisant. Les
citations dans mes livres sont vraiment des intrusions de corps. Comme des
hallucinations. Ainsi j’ai un souvenir mémorable de mon état second durant les
mois où j’écrivais « Les trois coups »[1]
long poème consacré à Calamity Jane et bourré jusqu’à la gueule de citations
des Lettres de Calamity Jane à sa
fille. À vrai dire je ne sais pas si c’était elle qui entrait dans mon livre ou
moi dans le sien. État que je revis actuellement puisque je me suis lancée dans
l’élaboration de trois longs poèmes où j’entrelace à mon écriture des textes de
trois enfants que j’ai fait travailler durant deux ans en atelier d’écriture à
Bobigny, entrelacements comme une transfusion réciproque. Comme une dérive
souvent surprenante, mais pas étrangère. Le travail devient du coup assez
allègre, la voix de chacun me pousse vers l’avant, et j’ai l’impression que je
vais plus loin que toute seule, comme dans un passage de relais. Dans ce cas,
je suis heureuse que les poèmes qui en résultent soient très longs, je me sens
moins pressée de me précipiter jusqu'au lecteur comme avec les petits poèmes,
je me fais plutôt exploratrice, portée par le dialogue avec l’imaginaire de ces
enfants-là. Cela fait des semaines que j’y tournoie et je m’y sens très bien.
Du reste j’ai souvent ce sentiment que les poésies que j’aime se touchent entre
elles, et que celle que je tente veut les rejoindre. La poésie est expérience
de la subjectivité, mais je suis d’accord avec Réda quand il dit que les poètes
« en sont si peu les auteurs » ; qu’ils sont plutôt un
« creux déserté » où « l’Extérieur enfin parle » [2]. Les citations font partie
de cette dépossession heureuse où je ne me perds pas.
T.H. : L’histoire de Calamity Jane, dans Une histoire passera ici, c’est le récit du récit, mais le récit du récit est toujours dans tes poèmes – peu fréquent dans la poésie contemporaine.
A.D. : Du moins la française, qui n’est pas toujours ma préférée
actuellement !
Le récit est une manière de mettre en ordre les choses du monde, outre que cela
permet d’introduire du concret, et donc de l’émotion, de le faire d’une façon
pas trop lourde, pas trop arbitraire. Dans la fin de Une histoire passera ici,
il y a quelque chose d’extrêmement fragile qui nous remet dans la contingence
du monde, avec l’histoire du chien qui s’arrête un moment près d’une femme pour
boire. Pas vraiment du récit, donc, plutôt des scènes. Avec des présences qui
sont presque des hallucinations, pas si visuelles que cela, mais avec des corps tout de même.
Dans la dernière partie du recueil sur lequel je suis actuellement, où je mêle
mes mots à ceux des enfants, je me suis rendu compte qu’à la fin de chaque
poème l’enfant prend congé de moi, il a construit son propre départ, il sort du
recueil[3] C’est ainsi dans
mes livres : il y a des êtres qui viennent habiter un poème, s’y
introduire, s’y installer ou passer, chaque poème est comme un carrefour où je
m’approche d’une palpitation de vie, qui est toujours une lutte, une
affirmation, si ténues soient-elles. Comme les personnes, j’aime les poèmes qui
ont cet « allant » en eux. Ce pourquoi il y a toujours du récit
finalement.
T.H. : Comment vient (comment est venu, peut-être) le désir d’écrire ? Que dis-tu quand tu parles de « l’amour de la langue » (formulation employée par Jean-Claude Milner) ?
A.D. : Je
vais profiter de notre entretien pour remonter à ce propos plus loin que je ne
le fais habituellement.
Pendant les premières années, le seul véritable écrivain que j’ai lu et relu,
ce fut la Comtesse de Ségur. Or il y a chez elle une tenue remarquable de la
phrase, une intensité dans les dialogues (rapportés au discours direct), une
véhémence dans la parole comme s’il n’y avait pas d’autre moyen, avec une
franchise dans les propos certes à visée formatrice, mais j’aimais cela comme
des flèches ne ratant pas leur cible. Et ces drames brutalement physiques :
Marguerite criant d’angoisse au creux d’une voiture renversée dans le fossé et
il y a du sang de sa mère sur elle, ainsi s’ouvre ma première vraie lecture, Les petites filles modèles, sur un
accident qui sera une naissance enchantée, car personne ne meurt et tout le
monde vivra ensemble ; dans François
le bossu, un garçon qui lors d’un incendie se jette trop tôt de la fenêtre,
on n’a pas eu le temps de dégager son frère au sol et il tombe sur les épaules
de celui-ci, le brisant davantage. Mais celui qui est détruit découvrira la
bonté. Ce roman est mon préféré. Les chemins dans mes poèmes, si nombreux, ne
viennent pas tous du Petit Poucet :
au début de ce roman, c’est dans une allée qu’enfants Christine rencontre
François, et elle aime tellement lui parler et l’embrasser que sa bosse
n’existera jamais pour elle, qui pourtant a tourné autour de lui pour tout voir
de lui. Et pendant ce temps, un homme et une femme marchent derrière eux,
parents apaisés, une mère pour elle, un père pour lui. C’est une scène fondatrice.
Au risque de passer pour quelqu’un qui a
été décidément une enfant bien sage, dire aussi que j’ai de très bons souvenirs
des cours de grammaire car l’analyse logique m’a apporté ce bonheur d’explorer
les capacités gestuelles de la phrase. Une année notamment, ce cours avait lieu
en fin de journée, l’hiver c’était déjà la nuit, et moi le nez dans les
phrases, absorbée par des mots venus de nulle part, à regrouper ou à faire
bouger. Découverte importante : être émue par des mots en dehors de tout
contexte.
Et puis Molière très tôt, qui est un écrivain que j’adore. Mon grand souvenir
de lui, le premier, j’étais en 6ème: je ne sais pas encore que pour
la première fois de ma vie je vais entendre chanter sans musique. Nous lisons
un extrait de L’École des femmes, Arnolphe
dit: « Mais enfin contez-moi cette histoire. » Alors Agnès se raconte
au balcon, vers après vers je la suis jusqu’en haut : « J’étais sur
le balcon à travailler au frais », si je me penche un peu comme elle à
travers les arbres je découvre qu’un jeune homme peut y passer et repasser,
elle ne parle pas des branches mais des révérences en boucle, et toujours plus
heureuse je m’installe désormais dans les alexandrins de Molière qui jamais ne
terniront et me hissent dans la langue française. La poésie ne sera pas une
langue grandiloquente et ornée, elle aura la voix de plus en plus claire et
décidée d’Agnès, le vers sera là pour mieux entendre l’évidence de vouloir
vivre comme on s’élance tout droit : voilà la fenêtre qui s’est ouverte ce
jour-là[4]. Dès cet âge, il m’arrivait
avec grand bonheur de lire cet auteur toute seule à voix haute.
Depuis j’ai entendu la comédienne Catherine Hiégel rappeler à quel point on ne
peut pas jouer Molière en demi-teintes, avec des sous-entendus. Ses personnages
parlent toujours de face, toujours s’engageant en entier dans leurs répliques.
J’aime ces lignes drues.
Et puis rendre hommage à Francis Jammes, qui a précédé les poètes qui ont
compté ensuite, et qui continue à être un de mes préférés. C’est la première
maison de poésie que j’ai habitée, seulement les sons m’en sont tellement
familiers et certains poèmes me sont si consubstantiels que souvent je l’oublie
comme un objet usé dont on ne voit plus qu’on l’utilise toujours. Mais il
suffit que je l’ouvre à nouveau pour être toute confuse de m’y retrouver à ce
point.
T.H. : Relisant La bouche de quelqu’un et L ‘inhabitable, je ne parlerai pas d’autobiographie :
il me semble que la geste du couple dans l’amour et le désamour peut être lue
comme traces d’un parcours personnel (ton prénom apparaît et le nom de
personnes réelles, Stéphane Bouquet, Georges) et déborde en même temps ce
cadre limité.
La mise à distance du vécu par le travail de la langue éloigne de l’intime,
construit ce vécu comme récit : je lis l’histoire, reconstituée, de
quelqu’un, je ne l’écoute pas tenter, près de moi, de la dire. L’écriture
devient catharsis, par le fait que l’émotion, éloignée, est devenue dicible.
A.D. : Ce
que tu dis là vaut effectivement pour ces deux livres, qui correspondent à une
période où ma vie personnelle s’est reconfigurée : La bouche de quelqu’un : destruction de l’ancienne vie et mise
en doute des appuis. L‘inhabitable :
une succession d’écroulements et le livre s’arrête quand ça cesse de
s’écrouler. Comme je ne savais pas où j’allais, j’écrivais au fil du temps,
comme sur un radeau, dans une course en avant pour trouver la sortie. Quand
dans cette débâcle quelqu’un est nommé, son prénom gravé, c’est une balise et
une gratitude. J’aime les noms de personnes dans les poèmes, cela introduit non
pas du vécu, je dirai plutôt de la contingence[5],
c’est-à-dire du miraculeux, de l’inespéré.
Maintenant que je suis relativement sortie de ces tourmentes, je ne conçois
plus mes recueils de façon linéaire, je suis revenue à davantage de construction.
Il est possible que pour le lecteur cela ne change pas grand-chose (quoique
personnellement en tant que lectrice je sois toujours très curieuse de la
configuration d’un livre de poésie), mais dans le temps de l’écriture d’un
recueil, c’est-à-dire tout de même plusieurs années, cela change tout. Dans mon
premier entretien avec la revue Décharge [6],
je disais : « La poésie me donne un présent multiplié et qui ne
cessera plus d’être le présent ». Or, en élaborant lentement non pas un
parcours, mais un ensemble que je sécrète très lentement dans un mouvement
enveloppant de coquille d’escargot, il me semble que je crée une nouvelle forme
de présent, sorte de condensé du présent d’actualité et du présent de vérité
éternelle. J’y contemple les émotions comme dans un ciel, d’où peut-être cette
impression que tu dis d’éloignement de celles-ci. J’ai découvert hier une
phrase de Simone de Beauvoir qui m’a bouleversée de m’y reconnaître à ce point :
« Je construirai une force où je me réfugierai à jamais » [7]. (Connivence guère
étonnante : j’aurais pu la citer comme figure tutélaire puisque c’est
tout ce qu’elle disait de son désir de devenir écrivain dans Mémoires d’une jeune fille rangée qui a
cristallisé le mien à 14 ans). Tel que je le conçois maintenant, un livre que
j’écris, c’est à la fois un chemin et un ensemble qui rayonne.
À partir de là, je me demande si la poésie n’est décidément pas sœur de
l’amitié, qui est la seule relation humaine d’importance[8]
qui peut non seulement nous consoler du passage du temps, mais faire qu’on s’en
réjouisse. Il suffirait pour s’en convaincre de me redire ces lignes d’Aharon
Appelfeld : « Mes amis fidèles qui savaient qu'un homme n'est rien
d'autre qu'une pelote de faiblesses et de peur. Il ne faut pas en rajouter. S'ils
ont le mot juste, ils vous le tendent comme une tranche de pain en temps de
guerre, et s'ils ne l'ont pas, ils restent assis près de vous et se
taisent »[9].
Pour continuer sur cette idée d’écriture comme activité d’amitié, Philippe Val
a eu sur Montaigne et La Boétie des phrases qui me bouleversent incroyablement,
très simples d’ailleurs : « Son ami perdu, il lui reste l’amitié.
Mais que faire de l’amitié sans l’ami ? La réponse tient en un seul
mot : Les Essais ».[10]
(à suivre)
Entretien Tristan Hordé, photo Tristan Hordé
premier volet de cet entretien qui sera publié en trois fois
Ariane Dreyfus dans Poezibao :
bio-bibliographie,
extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4,
aux Mercredis du Poète (oct. 06),
Un chantier de poème (Poezilabo),
prix des découvreurs 2007,
note de lecture de Les
Iles britanniques d’Eric Sautou,
un atelier d’écriture, 07, ,
note de lecture de Je,
Cheval d’Albane Gellé,
[1] Une histoire passera
ici
[2] Premières pages de Celle
qui vient à pas légers, (Fata Morgana, 1985)
[3] Il faut dire que chacun
est une variation de la figure du Petit Poucet.
[4] J’ai
rendu hommage à cette pièce dans un poème de la bouche de quelqu’un : « Se
souvenir ».
[5] C’est
aussi une forme de prosaïsme.
[6]
Septembre 1997, entretien avec Valérie Rouzeau et Jean-Pascal Dubost
[7] Cahiers
de jeunesse, à paraître en mars chez Gallimard.
[8] Pas
d’amour véritable sans cette dimension de l’amitié, aussi. Sinon, la
passion amoureuse n’est que dévoration charnelle. Cela peut être très beau,
très enthousiasmant, mais il faut accepter d’être uniquement tenus au-dessus de
l’abîme.
[9] Histoire d’une vie.
[10] Traité de savoir-vivre
par temps obscurs